vendredi 29 juillet 2016

monsieur Billette





À force de prendre des marches le matin, vient un temps où un itinéraire s’impose. Pourquoi par là et pas par là? Parce que.

Parce que la rue est plus belle, parce que le décor inspire, parce que le patrimoine, les vieilles maisons, la voie ferrée. Parce que Décarie sent le neuf avec son nouvel asphalte. Pour une gorgée d’eau à la fontaine. Parce que le parc Gohier.

Lorsque je tourne à droite sur le boulevard Édouard-Laurin, le Décarie hot dogs est quatre rues plus loin, en face de moi. Depuis que j’y ai rencontré monsieur Billette le 14 juillet, je porte une attention particulière. Je ne l’ai pas vu depuis deux semaines. Ce matin, il est assis à la table à pique-nique rouge, avec sa canne et une tasse à café en styromousse.

Les cafés servis dans une tasse en styromousse sont en général de type pâlotte. Tu y verses un peu de lait et tout devient blanc. C’est le café de l’économie.

Monsieur Billette porte un coupe-vent bleu foncé. Le tissu est patiné d’avoir été porté. Le zipper remonté au cou, c’est pour protéger les broches installées lors de son opération à cœur ouvert. Les broches chauffent la peau au soleil et diffusent le froid. Mais ce qui préoccupe monsieur Billette, ce sont ses jambes.

Il faut écouter les monsieurs de 91 ans. Ils ont plus de temps pour raconter tout ce qu’ils ont vu, et moins de temps pour écouter.

Je ne sais pas si le passé est plus simple ou si les gens du passé voyaient les choses plus simplement.

À l’angle des rues Filiatrault et du Collège, il y a un dépanneur, tenu par un couple vietnamien. Le mur extérieur de la rue Filiatrault porte une enseigne rectangulaire. Sur la gauche, le logo 7up. Sur la surface de droite, des mots fantômes, presqu’effacés par la rouille.

H. Grou
Epicier boucher bière porter
747-1481

C’est là que monsieur Billette a commencé à travailler comme boucher, dans les années 40.

Quand j’étais boucher, je gagnais 18 piasses par semaine, ça me coûtait 10 piasses par semaine de pension. Pis si ça faisait pas ton affaire, ils louaient à un autre. On n’avait pas le temps de s’exciter, on n’allait pas souvent au cinéma.

Parfois, le patron de monsieur Billette lui faisait débiter un voyage de moutons le soir. Sans salaire.

Lorsque l’homme se rend compte qu’il a été abusé, il pile sur son orgueil, avale sa couleuvre et rentre à la maison en mâchouillant sa peine. Jusqu’à la prochaine fois. Être né pour un petit pain, ça rentre volontairement, bouchée par bouchée. Le patron le sait, c’est pour cela qu’il recommence. Ce genre de simplicité là.

Aujourd’hui, monsieur Billette va regarder la télévision. Ils ont plein de programmes, ils sont tous plates. Tu viens pour savoir ce qui se passe, on te met des annonces.

Vieillir, c'est creuser une distance entre le regard et les choses. Le regard de monsieur Billette voit simplement les choses. La Terre entière est devenue compliquée. C'est pour cela qu'il faut l'écouter.





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