samedi 30 mars 2024

Comme une BD

 

Je suis de retour en enfance.


Aéropostale, les carnets de bord de Léopold. C’est le titre du livre.


Chaque page est une piste de décollage.


En 1960, j’ai 5 ans. Plusse révolution tranquille que ça, tu meurs.


Je vais à la première année spéciale dans le sous-sol de l’église St-Hippolyte, rue Tassé, à Saint-Laurent.


Spéciale veut dire né après décembre. Je né janvier.


Nous sommes 7 ou 8 dans la classe, dont Ginette Lavigne. Elle traverse la rue pour se rendre au sous-sol. Dans 7 ans, elle sera mon premier coup de coeur.


Je découvre les pilotes et les mécanos de l’Aéropostale dans Spirou. Les belles histoires de l’oncle Paul. Il avait l’air un peu taouin, l’oncle Paul, avec son sourire de scout propre et sa pipe. Je n’ai pas encore compris comment on peut fumer la pipe en riant.


Je préférais mon vrai oncle Paul.


L’Aéropostale portait le courrier vers le Maroc, le Sénégal et dans les Andes. Je n’en suis pas encore revenu.


Facteur est le plus beau métier du monde. Le mien s’appelle Kevin. Un héros. Chaque mois, je l’entends sacrer en tentant de faire passer Le Monde diplomatique dans la fente de la porte.


On tient un registre à la maison. Ce mois-ci, Kevin a réussi à passer Le Monde Diplomatique. Quand il sacre, il le laisse entre les deux portes. Kevin n’est pas patient. C’est comme ça que naissent les histoires.


Le Monde diplomatique arrive par avion.


Les Latécoère étaient les premiers vaisseaux de l’air.


Cela ne s’appelle pas un retour en enfance pour rien.


L’Aéropostale a été le premier trip de ma vie. J’ai compris pourquoi, 60 ans plus tard. 


L'imaginaire. Comparé à une école primaire grise du catéchisme, c’est beaucoup.


De la première à la sixième année, les profs étaient des femmes. En septième, c’était des hommes.


Il arrivait que notre prof mademoiselle au printemps soit devenue madame à l’automne.


Je ne sais pas où elles avaient été formées. À l’École normale? Sur le tas? Le tas de quoi?


1960, c’est une époque d’ignorants avec, en moyenne, une 6ème année de scolarité chez les francos.


Nous jouions à la couraille, à la balle molle et à rien, dans la cour de l’école Jean-Grou, rue Tassé aussi. Aujourd’hui, cette cour est pleine de bâtisses. Des adultes sérieux dans des bureaux occupent notre terrain de jeux.


Le reste de la cour est asphaltée. Where do the children play, chantera Cat Stevens, quand nous serons ados, en embrassant les filles.


Quand je passe devant cette cour, je ne vois pas les bâtisses. Je nous entends. Dans un an, les Beatles. Latécoère britanniques.


La pédagogie passait surtout par la lecture des manuels scolaires. Les madames ne racontaient pas des histoires. Elles les lisaient à voix haute.


Je n’aimais pas l’école. J’étais 23ème sur 25 donc, assis au fond de la classe, près du mur. Les premiers étaient parqués près de la fenêtre. La lumière attire la lumière, probablement. Mais je gagnais souvent des prix lors de tirages. Ça colorait l’égo.


L’école des filles était Sainte-Croix. L’école des garçons était laïque. Romain Chevrier, notre directeur. Un bon monsieur. Dix ans plus tard, il est passé à notre école secondaire. Il se rappelait de nos noms.


Un jour, il a appelé ma mère. Luc se plaint de crampes d’estomac. Il fait quoi, demande ma mère. Il a l’air d’aller. Il lit un Tintin.


Ma mère était notre pusher de lectures. Elle en a fait lire, du monde, dans sa vie.


On disait des mères qu’elles ne travaillaient pas. Elles restaient à la maison.


Elles étaient gardiennes des traditions. Elles transmettaient les valeurs et la langue. Nos mères devraient faire partie du patrimoine immatériel de l’UNESCO.


Georges-Émile Lapalme aussi.


« 1960 » a été publié en 1960. Le programme du Parti libéral du Québec. Jean Lesage est le premier ministre du Québec et la vedette de la plaquette.


La vraie vedette s’appelle Georges-Émile Lapalme. Il a écrit la Révolution tranquille avant les faits. Il est le père de la Révolution tranquille. Je me permets de l’écrire après que René Lévesque l’ait dit.


Georges-Émile Lapalme a donné un sérieux coup de pouce à nos mères. Il a été le premier ministre de la Culture au Québec.


On riait de la culture, à l’époque. Un peu plus qu’aujourd’hui.


Le jour où les lettres domineront les chiffres dans l’inconscient mâle, les femmes seront au pouvoir.


Aéropostale, c’est 140 pages de textes d’Yves Marc et d’illustrations de Sophie Binder. Ça se lit comme une BD.


Tu vas être fière de ton fils, maman.


Je n’ai plus mal au ventre.




dimanche 10 mars 2024

Catastrophes

 

J’ai l’impression de vivre une Shoah en direct.


Shoah, en hébreu, veut dire catastrophe.


Elle désigne l’élimination systématique d’hommes, de femmes et d’enfants de religion juive.


Ces gens étaient emmenés en train vers des camps d’extermination.


Un camp d’extermination est un territoire enclavé.


L’idée, c’est de ne pas en sortir vivant.


Nakba, en arabe, veut dire catastrophe.


Elle désigne, en 1948, l’exil forcé de centaines d’hommes, de femmes et d’enfants palestiniens.


La guerre est toujours une affaire de territoire.


Les cinq derniers mois dans la bande de Gaza.


Les 75 dernières années d’occupation de la Palestine.


L’histoire de l’humanité.


Mon ami Jean-Pierre se dit gêné d’être un humain.


La bande de Gaza est un territoire enclavé.


L’extermination se déroule sous les bombes. L’idée est toujours la même, ne pas en sortir.


Il y a dans le discours une recherche de supériorité.


L’autre est un animal, une coquerelle, de la vermine.


On s’en débarrasse d’un coup de pied.


L’aveuglement volontaire fait partie de la nature humaine.


La catastrophe vise l’autre dans sa citoyenneté, mais elle tue l’humain.


Visa le noir, tua les deux.


Ce sont des femmes, des hommes et des enfants. Des mères, épouses, soeurs, tantes, pères, oncles, fils, petites-filles.


La liste est identique dans les deux camps. Seuls les vêtements changent. Certains font la fête. D’autres coupent des barbelés.


Une famille est une famille. Une barbe à raser est une barbe à raser. Un enfant qui joue est un enfant qui joue. Une idéologie est une idéologie.


Un vieillard qui meurt est une bibliothèque qui brûle, dit la sagesse africaine.


Juifs et musulmans ont vécu ensemble pendant plus de 1000 ans.


Il y a dans la solution une recherche d’égalité.


Je ne sais pas comment on dit « catastrophe » en tutsi, en arménien, en ouïghour ou en ukrainien.


Le résultat est le même.


La Shoah raye la vie du territoire.


La Nakba raye le territoire de la vie.


À part la technique, rien n’a évolué depuis la nuit des temps. Le direct donne une impression de jamais vu. Et pourtant.


La guerre et la bêtise sont deux mots masculins.


Une catastrophe est un territoire où on manque d’air.


Les gens catastrophés autour de moi ont un point en commun.


Ce sont des femmes et des hommes.


Il n’est pas nécessaire de le dire aux enfants.