dimanche 25 février 2018

Une affaire de famille


Oooooh mon Pat, j’ai vu Fred Pellerin, dit le courriel à mon ami Patrick Brodeur.

Deux secondes et quart plus tard, le téléphone sonne.
- Hein, Fred Pellerin? Quand ça?
- Hier soir.
- Ben voyons! J’ai vu touttes ses shows, pas capable d’avoir un billet. Tu as eu tes billets quand?
- Il y a une semaine.

- ....

Le désarroi est un gouffre silencieux.

- Je suis allé sur le site de la Place des Arts. Il y avait des billets au parterre, rangée F.
- Ben voyons ! J’ai trouvé des billets pour mars, crisse, 2019!

Une conversation ne fait pas une tendance.
Deux conversations sur le même sujet préparent la légende.

- J’ai vu Fred Pellerin hier.
- Ben voyons donc !

Mon ami Jean-Pierre Denis n’a pas l’habitude de me traiter de menteur. Il sait se taire.

- J’en ai cherché partout!

Fred Pellerin et moi sommes parents. Fred ne le sait pas et nous ne nous connaissons pas. Il le sait sans le savoir.

Les Panneton de Yamachiche, les Bellemare, les Pellerin, les Gélinas, les Desaulniers, la Mauricie, tous parents par la fesse.

Marcel Pellerin a même marié Jacqueline Panneton, la sœur de papa. Plus parents que ça, tu joues de la guitare.

Fred Pellerin joue de la guitare. Moi aussi. Il joue une guitare Boucher, fabriquée au Québec. Beau son, mais un manche comme un deux par quatre. Mon nationalisme a une limite.

Ma grand-mère Germaine Caron était soprano. Mon grand-père Joseph-Arthur était ténor et jouait du violon. Papa était basse. Édith jouait du Chopin à l’oreille et au piano. Robert, Jean, Jacqueline, Madeleine, tout le monde chantait.

Benoit chantait et vendait des pianos à la pelle, des Wurlitzer, des Baldwin. Benoit invitait papa pour écouter de l’opéra. Ça parlait de voix et ça chantait.

Je me suis demandé comment léguer à mes enfants cet héritage musical de papa.

Ma guitare a chanté de la musique toute l’enfance de mes enfants.

Fred a une approche villageoise de la famille. En tournée, il emmène Sainte-Élie-de-Caxton à Montréal. Ensuite, lui et son village vont voir les cousins en région puis, en France. Et ils reviennent et ainsi de suite.

Pendant ce temps, je reste branché sur la gang de Yamachiche et des Trois-Rivières, comme disait papa.

Une famille se retrouve autour de celui qui parle. Ou de celle qui parle, mais cette histoire en est une de celuis.

Lorsqu’il reçoit sa famille dans la salle de spectacle, Fred a le même regard allumé que Benoit, recevant la sienne : une lueur dans la présence des autres.

Ces places libres au parterre étaient là juste pour moi. Le tour des Brodeur et des Denis viendra, en mars 2019.

Je n’ai pas cherché de billets.





jeudi 15 février 2018

Le vol du siècle



Mon fils est allé à la clinique médicale.

On s’entend qu’une infection à la gorge ne fait pas partie des priorités prioritaires.

Il a attendu une heure. Soixante minutes, trois mille six cent soixante secondes. Pas six heures, une.

La gorge n’est pas belle. La Dre lui recommande l’urgence du Jewish General Hospital, ça va plus vite.

À l’urgence, Louis Karim a attendu trente minutes. Pas dix-sept heures comme la moyenne, trente minutes. Une moitié d’heure.

Petite pause, ici, pour mesurer le vide. Une demi-heure, c’est trente-quatre fois plus rapide que dix-sept heures.

Bref, mon fils a volé seize heures et trente minutes au système de santé. Les amis du Jewish ne s’en sont certainement pas rendu compte.

Il y a quelque chose d’irréel à voir les choses bien fonctionner à l’entrée du système de santé.

L’urgence du pavillon K du Jewish est flambant neuve. Il y avait dix personnes. Les deux cents autres devaient être cachées quelque part.

Ce qui fait baigner l’urgence dans l’huile, ce ne sont pas les murs en merisier, semblables à ceux de la Grande bibliothèque.

Ce ne sont pas non plus les portes vitrées 3.0, qui souhaitent automatiquement la bienvenue à tout visiteur.

Ce n’est pas non plus la dame et le monsieur au comptoir Triage, ni la dame à l’Information.

Ce qui fait baigner dans l’huile se passe entre eux. Cette façon immatérielle de se comprendre, de travailler, de coordonner, d’appliquer un système qui baigne. La planification mais surtout, la simplicité d’une culture du travail qui fonctionne.

Baigner veut aussi dire flotter.

Ici, le patient est au cœur du système de la santé. Pour les francos, on aimerait y croire.

Quelqu’un quelque part met un bâton dans les roues du système franco. Il porte un sarrau blanc et ne se plaint jamais de son salaire.

Il faudra un jour en revenir, du complexe des plaines d’Abraham. Nous avons fait une révolution tranquille. Nous sommes en mesure de réussir aussi bien que nos amis anglophones en matière de santé. Pas mieux, aussi bien.

Il y a presque dix ans, maman a été hospitalisée au Jewish. Elle était à peine dans son lit qu’une infirmière a dit nous allons la changer et la laver d’ici trente minutes. Eh bien oui, trente minutes, j’en ai été témoin.

À la pharmacie, nous avons attendu près de trente minutes pour recevoir la prescription. Je n’ai pas pensé à hurler au scandale. Un réflexe reste à naitre.

J’ai demandé à la pharmacienne de m’expliquer le gouffre qui sépare une demie de dix-sept. Elle ne savait pas.

Je ne lui ai pas parlé du vol, par peur de devoir rembourser.

J’ai cherché dans les corridors des blouses bleues ou blanches à qui poser la question. Rien à l’horizon.

Qui veut acheter seize heures et demi d’attente? Je vous les fais à prix d’ami, huit heures et quart.

Nous avons quitté le Jewish.

Petit frisson dans le dos. J’ai huit ans. Je viens de piquer une gomme balloune dans le magasin de monsieur Piché. Il ne m’a pas pogné.




samedi 3 février 2018

L'Étrange



Mon grand-père était forgeron, mon père, forgeron. À Montréal, les gens sont gentils, il y a beaucoup d’art, les gens aiment l’art alors j’ai dit, c’est ça mon pays.

L’homme que vous venez d’entendre vient d’ailleurs. De Val d’Or, de la Beauce, de Tombouctou. Du moment qu’il ne vient pas de chez nous, il est d’ailleurs, un Étrange.

D’ailleurs est toujours du même endroit, au nord du doute.

Ma famille est installée dans un village des Laurentides depuis 60 ans et nous sommes encore des émigrants de la ville.

Lorsque j’ai entendu c’est ça mon pays, l’étranger m’a conquis. Pas comme les Anglais, comme un compliment.

Je lui ai demandé prête-moi ton plume, les mots ne viennent jamais seuls.

J’ai pensé à la Gaspésie, le pays intérieur de chacun de nous, patient, silencieux, inconnu, mystérieux, chanté par Félix.

Je me sens chez moi à Wendake, dans un resto portugais, dans la rivière Rouge, la plage de mon enfance.

L’étranger fait peur de ce que nous ne le contrôlons pas entièrement.

La peur ne vient pas tant de ce que l’autre ne dit pas, mais de ce que je ne lui demande pas. Un silence habité de monstres incontrôlés.

Dans la peur, l’enfant est aussi grand que l’adulte, ou le contraire, l’adulte est aussi grand que l’enfant.

J’ai appris beaucoup de choses sur l’art québécois, dit l’étranger. Bien sûr, il a étudié l’art québécois pendant trois ans à l’université. Si ça se trouve, il en sait beaucoup plus que moi, qui suis ici depuis 330 ans.

L’étranger s’est promené dans l’art québécois à une vitesse cent dix fois supérieure à la mienne.

Le problème actuel de la peur québécoise vient non pas de ce que l’autre dit, mais de son accent de le dire.

La peur ne traverse jamais le vernis. Lorsqu’elle y arrive, elle prend le nom de courage.

Les mots écrits parlent sans accent. Les machines d’acier aussi. Remarquez, l’étranger dont nous causons n’a peur ni de l’acier ni de l’accent. Voyez le document L’intelligence des machines, sur le site lafabriqueculturelle.tv.

Le pays de l’étranger est fait d’art, d’acier et de soudures. Son exposition de la Galerie Montcalm demande Et si la machine te ressemblait ? Dans ses mots, l’intelligence artificielle d’une façon artistique.

Pour une fois, l’intelligence artificielle ressemble à quelque chose.

Un pays sans accent, quelque part, en dehors de la carte.