jeudi 29 août 2013

La force de l'ombre


Ce matin, 5h20, je marche sur la plage de Pine Point, Maine, en direction d'Old Orchard. Cinq kilomètres aller-retour. En langage de nageur, 200 longueurs de piscine semi-olympique. Dans mon dos, le soleil se lève. Mon ombre sur la plage semble infinie, ma tête n'a jamais été aussi loin de moi. Je ne me suis jamais vu aussi grand. Mes jambes doivent être celles de l’échassier bizarre, personnage fantastique du chanteur Français Julien Clerc. Sur une jambe, il patinait. Moi, je marche.

Comment mesurer une telle ombre? Si je fais l'erreur de courir après pour rejoindre la tête, elle se sauvera aussi vite. Et comme ses jambes sont tellement plus longues que les miennes, je pars deuxième. Un truc serait d'attendre midi, l'ombre sera alors entièrement emprisonnée sous moi. J'ai préféré ruser. Lorsque ma tête ombrée est passée près d'un tas d'algues, j'ai voulu mesurer la distance qui me séparait de ces algues. À 88 pas de trois pieds, je mesure donc 264 pieds. C’est 29 étages, 43 fois ma taille. Je me sens puissant. Avec d'aussi longs bras, je pourrais attraper le goéland sur la plage là-bas. Ce petit bêta pense que je suis loin, mais mon ombre est sur lui. Un geste et je l’attrape par le cou. Je le place dans une cage puis, comme Prévert, j’efface un à un les barreaux.

Le joggeur concentré qui s'en vient au loin ne se doute de rien. Lorsqu'il aura trébuché sur mes épaules immenses, il cherchera derrière lui pour trouver l'obstacle invisible et je serai rendu loin.

Combien pèse une ombre? Un peu moins que la lumière. L'ombre est la lumière qui n’a pas été absorbée par un objet. La Terre, par exemple. La lumière absorbée par la moitié de la planète laisse l’autre moitié dans le noir. D'où une formule mathématique maison: Ombre = Lumière - Objet. Normalement, sa deuxième moitié devrait être totalement dans le noir, mais la Terre a triché. Elle se sert de la lune comme d’un rétroviseur, réfléchissant la lumière du soleil, faisant en sorte que la nuit, les chats ne soient pas entièrement noirs, et les enfants, pas complètement morts de peur. Dans tous les cas, au lieu de dire il fait jour ou il fait nuit, nous devrions dire il fait lumière et il fait ombre. L’ombre est la nuit de la lumière.

L'humanité a passé la moitié de sa vie dans la lumière et l’autre, dans l'ombre. Ce premier enseignement de la démocratie nous vient de la nature.

La lune a inventé les poètes. Elle est aussi l'amie des enfants. Pendant des années, elle a permis à un papa de monter chaque soir dans la chambre de ses trois enfants, de leur jouer à la guitare Au clair de la lune, À la claire fontaine et Frère Jacques. La nuit, les chats sont gris mais ils chantent juste.

Je me suis arrêté à 265 pieds du quai qui surplombe la plage d'Old Orchard. Encore un, je me frappais la tête sur un pilotis de bois et je tombais dans l'ombre des pommes.



mercredi 21 août 2013

Jean-Jacques Stréliski


J’avais prévu écrire ce mot, mais pas aujourd’hui. Un récent échange épistolaire avec Jean-Jacques a fait devancer l’échéance. Comme le dit la chose, mieux vaut battre le père quand il est chaud.

Je suis arrivé chez Cossette en 1987, en provenance de BCP, avec un an et demi de métier publicitaire dans le corps. J’avais appelé mon amie Lili Côté pour offrir mes services, elle m’a passé son boss. Le lendemain, je rencontrais Jean-Jacques. Il m’a embauché pour ce qui allait devenir mes cinq plus belles années en agence.

Ma première rencontre avec Cossette a eu lieu quelques semaines plus tard, dans le bureau de Jean-Jacques. Nous discutions à quatre d’un projet pour Bell. Deux associés, deux rédacteurs, Michel Rondeau et moi. Et là, Jean Morin, cerveau stratégique s’il en est, me demande et toi Luc, qu’est-ce que tu en penses? Je te le dis aujourd’hui, Jean, je n’en pensais rien. À ce jour, on ne m’avait jamais demandé mon avis. Chez BCP, j’avais appris à courir dans les tranchées, à éviter les balles et les flèches, un crayon entre les dents. Et tu me demandes ce que j’en pense? Les culottes baissées, je suis sorti de cette rencontre en me jurant de ne plus jamais me faire prendre. Chez BCP, j’avais appris à me débrouiller. Chez Cossette, j’allais apprendre à travailler.

Jean-Jacques m’a appris trois choses que je n’ai jamais oubliées. Ce n’est pas tant qu’il me les ait dites à moi en particulier, j’étais là quand elles ont été formulées. Exactement comme dans Albert, la pub radio de la Loterie nationale, de Richard Gotainer : la Loterie nationale, il suffit d’être en dessous quand ça tombe.

La première chose que j’ai retenue, c’est vous avez droit à l’erreur. Me faire dire cela par mon patron, dans un milieu où le temps est précieux, j’ai grandi de deux pouces. On me considère comme une personne responsable. En même temps, on me dit sans le dire, trompe-toi, mais pas trop souvent. Curieusement, quand je sais que je peux me tromper, je deviens subitement alerte et je me trompe moins.

La deuxième chose, c’est qu’écrire un texte de pub, c’est raconter une histoire. À cette époque, on parlait souvent de la grande campagne de pub Volkswagen de BBDO, dont une annonce mythique, Lemon, évoquée en ouverture de l’épisode 3 de la télésérie Mad Men. Même si ce n’est pas lui qui l’a écrite, on attribue généralement cette campagne au grand publicitaire de Madison Avenue, Bill Bernbach. Bref, j’ai fait venir d’Allemagne le livre Remember those great Volkswagen ads?, dont j’ai lu tous les textes en une fin de semaine, pour apprendre comment raconter une histoire en pub. Bien sûr, on n’écrit plus comme cela. De nos jours, la technologie occupe trop de place dans les annonces, dans ce qui est en réalité une histoire humaine sensible. Tide, ce n’est pas du savon à lessive, c’est moi ti-cul assis près de la laveuse. La Dodge Charger, c’est le retour de la voiture d’enfer des années 70, celle qui grimpait dans les poteaux. Et Apple invente l’avenir.

Le problème de Jean-Jacques, pour un rédacteur, c’est qu’il écrit lui-même très bien. Ce n’est pas vraiment son problème à lui, mais cela devient rapidement celui du rédacteur. Le jour où il m’a demandé un texte pour Bell, j’ai aiguisé mon crayon et je l’ai sué, mon texte. Et quand il m’a dit c’est ok, j’ai perdu 10 livres. Appelons cela une aura, même absent du bureau, sa présence se faisait sentir.

La troisième chose, c’est écrivez autre chose que de la pub. Écrivez des articles, un scénario, autre chose. Le jour même, mon radar s’est allumé. Très peu de temps après, Maryse Beauregard, l’assistante de Jean-Jacques, m’a offert d’écrire un article pour le Magazine G, sur le photographe Marc Drolet. 1992 a été une porte qui s’ouvre.

Ensuite, j’ai écrit une première tribune pour le magazine Info-Presse. Elle m’a valu une offre d’emploi de Bruno Boutot, rédacteur en chef. Je n’avais pas choisi la pub, je voulais devenir journaliste. J’ai dit oui. Bruno voulait que je le remplace comme rédacteur en chef. Je trouvais les souliers grands. Le bémol dans mon esprit, je n’étais pas journaliste, je ne partageais pas avec les collègues le même type de passé. J’y suis tout de même resté un an.

Jean-Jacques disait aussi que, dans une agence, l’attitude est aussi importante que le talent. Oui, toujours écouter. Quelques mots pour changer une vie.



mardi 20 août 2013

Félix


Félix Leclerc, c’est un pléonasme. Chez nous, Félix, c’est Leclerc, le plus grand de nos poètes. Un poète lie les mots comme un choc de banquises. C’est Richard Desjardins, je suis l’océan qui veut toucher ton pied. Je lis ça, j’entends les banquises. Le poète écrit des mots qui ne peuvent plus devenir plus grands.

Celui qui nous quitte fait partie de la courte liste des libérateurs de peuples, l'Histoire l'écrira. Ces mots sont ceux de Félix, à la mort de René Lévesque. Je les connaissais mais, en les entendant, cet été, dans une série documentaire sur la vie du journaliste et homme politique, il s’est passé quelque chose.

Je ne connais pas beaucoup de gens qui se sont fait traiter de libérateurs de peuple. Ils sont tous loin d’ici. Simón Bolivar, Gandhi, Gamal Abdel Nasser. Ils ont dit aux Espagnols, aux Anglais et aux Français de rentrer chez eux et ils ont tenu parole. Ces gens ont trouvé les gestes et les mots. Ils ont rassemblé des millions de gens autour d’une même émotion, le pays.

L’émotion créée par les mots est la laine du tricot. C’est elle qui nous tient serrés. Je ne sache pas qu’il y ait eu l’équivalent d’un Félix chez nos voisins anglophones, ni d’un René Lévesque, encore moins les mots de l’un à l’autre. Au Canada, même le premier ministre Lester B. Pearson, prix Nobel de la paix 1957, n’a pas reçu de tels mots. Pour la simple raison que le Canada n’est pas tricoté serré. Le Canada est un pays slack, dont on a voulu que la laine soit un chemin de fer. Le seul moment où ses habitants ont été unis, c’est lors de la Série du siècle, le hockey Canada-Russie, en 1972. Cela ne fait pas un tricot fort fort. Le Canada est une habitude.

La seule vraie misère ici bas, c'est de ne pas avoir de pays, dit Félix. Toutes les guerres sont faites pour voler celui qu'on n'a pas et garder celui qu'on a. Nous ne sommes pas en guerre, mais presque. Un train vient d’exploser dans la courbe du village, la laine s’est serrée autour d’une grande émotion.

Le pays s’est fait abuser par la cupidité d’un voisin venu du sud. Ce n’est pas parce qu’il parlait anglais. Sa langue est celle de la bêtise, il n’a même pas l’air de s’en rendre compte. Sa cupidité, accompagnée de la bêtise de fonctionnaires, son train a explosé et nous a tués un petit peu. René Lévesque est arrivé, il a dit ne cherchez plus, celui qu'on a sous les pieds sera le nôtre, dit Félix. Ni à vendre, ni à prêter, ni à piller, respectant toutes les langues du monde dont la sienne.

Un premier ministre est venu d’Ottawa constater ce qui avait déraillé. Le même qui est allé un jour reconduire son fils à l’école et lui a serré la main. Il est venu chez nous, il a serré la main de la mairesse, alors que la première ministre du Québec l’avait déjà serrée dans ses bras. Le rail et la laine. Le monsieur d’Ottawa n’a pas berné grand monde, ce sont ses amis du pétrole qui ont commis le crime. Ces messieurs ne se feront pas taper fort fort sur les doigts.

Cet été, aux États-Unis, suite aux manifestations monstres contre l’acquittement de George Zimmerman, accusé du meurtre du jeune Noir Trayvon Martin, le président américain Obama a dit qu’il aurait pu être ce jeune noir, il y a 35 ans. Il est rare d’entendre des propos aussi sensibles, surtout de la part de la présidence américaine. Chez nous, les émotions viennent de la terre.

Vendu le prélart, cassé mon bail, rendu déhors, chien pas de médaille. Je ne sais pas comment on fait pour écrire comme ça.

Et maintenant, c'est un fait, après trois siècles, on a un pays, le Québec, planté dans le coeur à jamais. C’est ici que quelque chose a changé. Félix nous le dit, ce sont les mots qui créent un pays.




samedi 17 août 2013

La plage


Un homme accompagne son ami à la plage. L'homme est solide et bien portant, la quarantaine. Il tire la chaise roulante de son ami dans le sable, jusqu’au bord de la mer. L’ami ne bouge ni les jambes, ni les bras. De l’homme à l’ami, les gestes ne sont pas infirmiers. Ils portent la sensibilité de l’amitié.

L'homme pose une glacière près de la mer, dépose des magazines, déroule un tapis de yoga, y étend son ami. Celui-ci bouge à peine la tête. L'homme déballe la nourriture et aide son ami à collationner. Ensuite, l'homme dépose confortablement la tête de son ami sur un oreiller. Il pose sa main sur la poitrine. Quelques mots puis, il se lève et s’en va.

Le temps passe. L’ami s’est endormi. Le bruit des vagues toutes proches est très reposant.