samedi 18 janvier 2020

Une enfance



Vers d’autres rives est le dernier ouvrage de Dany Laferrière.

Tout écrit et dessiné à la main, sur du papier cartonné, comme à l’école primaire Jean-Grou.

Les pages n’affichent pas de numéro.

Un numéro de page est un ancrage.

Être à la page 120 me situe dans le livre.

Être au déménagement de Port-au-Prince à Miami me situe dans l’histoire.

Je raconte ma journée sans numéro de page.

Des pages sans numéro ajoutent de la diffusion.
Comme ne pas savoir quel jour nous sommes.
Ne pas savoir où je suis et me sentir bien.
Demain, je saurai ce que je ferai aujourd’hui.

Vers d’autres rives est une enfance.

En fait, Dany Laferrière rebelote. Il a déjà fait le coup avec Autoportrait de Paris avec chat, écrit et dessiné à la main.

Seule nuance, Autoportrait de Paris avec chat est paginé. Par l’auteur. Le numéro de page fait donc partie de l’histoire.
Le numéro de page de l'éditeur fait partie du livre.

Dans un aéroport, des enfants dessinent, étendus sur le papier. Les parents ont enfin la paix. Les enfants écrivent et dessinent. Dany Laferrière trouve son prochain roman.

Moi quand je dessine, j’écris. C’est de l’écriture aussi, dit-il.
Dessiner est une autre façon d'écrire, écrit-il.

L'art est une création pour les yeux et ne peut être évoqué qu'avec des mots, disait le peintre américain John Baldessari.

Les personnages sont Blancs, dit un Blanc.

Le papier est blanc, répond le Noir.

Dany Laferrière parle enfant.

Le mélange images et textes rappelle le fabuleux Moi, ce que j’aime, c’est les monstres, de la fabuleuse Emil Ferris.

L’imagination de Dany Laferrière pourrait aussi bien être dessinée sur un rouleau.

Chaque page est une fenêtre.

La première rive est celle d’Haïti. Grand-mère Da, des peintres et des poètes haïtiens. Couleurs, chaleurs.

Je suis donc à je ne sais quelle page. Je reviens aux premières. Je vais ailleurs, et ainsi de suite.

Ce livre se lit comme une conversation. Te souviens-tu tel gars, il avait fait telle affaire? C’est très différent que de dire ouvrez votre livre à la page 120.

Lundi, mardi, 19, 2020. Nous vivons dans des pages à numéros.

La deuxième rive est Miami. Les images semblent plus cadrées. Comme si nous passions de l’île ronde au continent carré.

La troisième rive est Montréal. L’hiver n'altère pas les couleurs.

Dany Laferrière écrit les couleurs, avec un c comme dans bonheur.

Il faut lire Vers d’autres rives, évaché sur le plancher.

Il y aura d’autres rives.

J’ai hâte de ne pas y arriver.





dimanche 12 janvier 2020

Rien de neuf en Haïti


Rien de neuf en Haïti.
10.07.10


Je rentre d’une mission en Haïti, pour le compte d’Oxfam-Québec.

Je suis allé faire une analyse en communications. J’ai donc passé beaucoup de temps avec des gens d’ONG, à comprendre ce que veulent dire les mots urgence humanitaire. La réponse est très simple. L’action humanitaire est une affaire du quotidien, elle consiste à poser des gestes un à un. Elle donne de l’eau à un million de personnes déplacées qui vivent maintenant dans des tentes. Elle bâtit aussi des latrines et des douches, pour permettre à ces gens un minimum d’hygiène en privé. Enfin, elle enseigne à ces gens comment se laver les mains et pourquoi se laver les mains. Se laver les mains après être passé à la toilette, pour éviter la propagation de microbes. Déféquer aux toilettes plutôt qu’à côté d’un arbre fruitier, pour la même raison. Nettoyer les latrines pour éloigner les mouches. Et ainsi de suite, avec des milliers de personnes.

Ce n’est pas que ces gens soient sales. Ils se lavent les mains, mais pas assez bien. Ils peuvent faire mieux. Aussi, une fois les cours d’hygiène dispensés, une équipe de suivi s’assure que le tout a bien été intégré et compris. Ils répondent à toutes les questions et à tous les appels, 24 heures par jour, 7 jours par semaine.

C’est ça, l’humanitaire. Enseigner un à un des gestes. Exactement comme dans le film 2001: l’odyssée de l’espace, du réalisateur américain Stanley Kubrick. L’homme manipule un os et se rend compte que cet os peut aussi servir à fracasser un crâne. Ce film nous fait vivre un grand moment dans la vie de l’humanité. En faisant de l’os une arme, le cerveau humain a inventé le symbole. Il montre aussi que nous apprenons les gestes un à un. Je l’ai bien vu, avec mes trois enfants, les mots, les gestes aussi, comment tenir la cuiller, oups, pas avec les mains, avec la cuiller, à la bouche, pas dans les oreilles, dans la bouche la cuiller, et ainsi de suite. En Haïti, des hommes et des femmes sont en train d’apprendre des gestes qui vont faire d’eux d’autres personnes.

L’Haïtien qui sort de la tente le matin est propre et bien habillé. Cette phrase vient d’un coopérant volontaire, alors que nous passions devant un site de déplacés. L’Haïtien est fier. Il est pauvre, mais digne. Il est comme nous et parfois un petit peu mieux que nous. Est-il possible de tout perdre quand on n’a rien? Oui, c’est arrivé il y a six mois en Haïti. Mais l’Haïtien n’est pas un mendiant. Il ne se laisse pas impressionner. Impression générale, bien sûr. Nous avons nos deux de pique, eux aussi.

Le 12 juillet, le séisme aura six mois. Les médias du monde entier vont débarquer. Ils voudront filmer les sites, les tentes. Plusieurs caméras, pas toutes heureusement, rechercheront des histoires juteuses. Comme ce gars du réseau TVA, qui courait les cadavres et les camions de vidanges. Il n’aura pas à courir loin cette fois. Il n’aura qu’à regarder dans les décombres, il y a plein de cadavres encore, ça devrait faire de belles images.

Les images vont ressembler à celles qu’on voit depuis un bon bout de temps. Des tentes et des tentes sans arrêt avec des gens dedans. Les caméras vont filmer et pourront dire que ça n’avance pas vite en Haïti.

Les caméras ne verront pas que certains Haïtiens ont les mains plus propres, que le nombre de diarrhées est tombé à zéro à certains endroits et que les bactéries sont en train de manger une volée. Les caméras ne verront pas les petites victoires, celles qui se gagnent une à une, comme les gestes. Elles ne verront pas que la reconstruction commence par l’intérieur. C’est ça l’humanitaire. Et voici le scoop: la reconstruction est commencée, elle est invisible aux caméras.

Lorsque je suis allé visiter le site Delmas 75 Opposit Church, je n’ai pas voulu entrer. Ces tentes ne sont pas un camping, encore moins un zoo, ce sont les résidences de gens fiers. Je n’ai pas pris de photos non plus. Montrer quoi? Des édifices écroulés qu’on a vus et revus? Avez-vous déjà vu les pyramides d’Égypte? Elles sont plus immenses que ce vous pouvez imaginer. Les dégâts en Haïti, c’est la même chose. Ce que vous avez vu à la télé, en plus immense, et partout. Le Palais national est une baleine échouée, il ne peut entrer dans une caméra.

Je n’ai pas pu rapporter ce que j’aurais voulu montrer. Un film de 10 minutes montrant une équipe de théâtre faisant revivre le séisme. Les comédiens sont des gens ordinaires, ils jouent le rôle qu’ils ont vécu. Un film sur Haïti qui se relève, qui cherche à passer à autre chose. Enfin, une image positive, d’une beauté et d’une intelligence qui font du bien. Ce film ne sera pas présenté le 12. Il n’est pas terminé. Comme l’histoire des Haïtiens n’est pas terminée. La suite le 12 janvier 2011. Le séisme aura un an, et des milliers et des milliers de gestes de gagnés, trop petits pour les caméras.