Je joue de la guitare depuis 45 ans. Un copain m’a
demandé veux-tu acheter une guitare ? 10 piastres. Le soir, mon père
acceptait de me donner l’argent. Deux jours plus tard, assis dans la chaise
berçante de la cuisine, je contemplais la plus belle guitare au monde, une Kent
classique d’une valeur de 45$.
Ce même premier soir, j’ai remarqué que, si je jouais
alternativement les cordes 2, 3, 2, 3, 2, 3, j’obtenais le début de la chanson L’eau vive, de Guy Béart, Ma-pe-tite-est-com-me. Mon premier
concert s’est arrêté au –me, il a
duré six notes. Pour obtenir la note suivante, il aurait fallu appuyer sur la
touche 2 de la corde 3, trop compliqué pour une première. Mais le feu était
allumé. J’allais apprendre par curiosité et jouer par plaisir, comme
aujourd’hui.
La différence entre la curiosité et le plaisir, c’est
que la première mène au second. La curiosité, c’est de toucher les cordes pour
savoir ce qui va se passer. Le plaisir, c’est d’entendre la musique. Le curieux
n’arrête jamais de jouer, il a toujours des cordes devant lui. Les sons
irritants qui ont arraché les oreilles à ma famille durant de nombreuses années
n’ont été pour moi que de bons moments à passer. D’un son à l’autre, la suite
serait toujours un peu plus belle. Ainsi, de cordes en touches à accords, en
band, en grattages, en shows au Forum, en écoute de vinyles, en heures de
plaisirs, vient un jour où on joue mieux.
Deux ans plus tard, le hasard a mis un technicien de
la Place des Arts devant ma guitare. Il l’a accordée. Je venais de découvrir
l’équilibre des sons.
Mon père m’a souvent demandé si je voulais suivre des
cours. Pas vraiment, je répondais. Une fois, j’ai dit oui. Un prof de l’École
de musique du Cegep St-Laurent. Il jouait vite, du jazz. Je n’aimais pas ce
qu’il jouait, je le trouvais plate. Surtout lorsqu’il m’a annoncé que je
devrais jouer droitier, plutôt que gaucher, et tout réapprendre. Je suis rentré
chez moi ébranlé. Sur le chemin, je me suis dit que c’était mon dernier cours
avec ce monsieur. Pour la seule fois de ma vie, être gaucher a été un argument
identitaire.
Le deuxième prof m’a donné deux cours, avant de se sauver
avec le mois que je lui avais payé à l’avance. Il venait de sceller à tout jamais
mon désir d’apprendre d’un autre. La curiosité, c’est apprendre des autres,
mais par toi-même. J’aurai suivi en tout, trois heures de cours en 45 ans. J’y
ai appris beaucoup plus que de la musique. J’ai rencontré deux voleurs :
un d’argent, un d’identité.
Les premières années, les joueurs de guitare
s’évaluent entre eux par la pièce qu’ils savent jouer. À une époque, jouer Les portes du pénitencier générait un
regard d’admiration. Quand George Harrisson a joué Raunchy, de Bill Justis, à John Lennon, il est devenu un Beatles. À
une époque, il suffisait de dire qu’Untel joue telle toune, et Untel trouvait
instantanément une place dans le palmarès des meilleurs. Comme ce gars qui m’a
dit un jour je joue Blackbird. En
trois mots, je l’ai vu loin devant moi. Un autre jour, j’ai vu mon copain Richard
Nellis jouer I’m going home, de Ten
Years After. La version de Woodstock en 1969, Alvin Lee et sa Gibson ES-335
rouge, un moment d’anthologie.
Louis Morin était dans un autre univers. Nous avions
15 ou 16 ans. Louis jouait huit heures par jour sur sa Fender Mustang. Nous
allions chez lui, au sous-sol, uniquement pour l’accompagner. Louis jouait des
pièces que personne ne connaissait. Il nous faisait halluciner. En même temps,
il me faisait filer cheap. Quand je
rentrais chez moi, je regardais ma guitare, un vide entre les oreilles.
La pièce qui a décidé de tout, c’est Babe, I’m gonna leave you, de Led
Zeppelin. La partie acoustique, cette façon qu’a Jimmy Page de décomposer
chaque accord en notes. Je trouvais assez plate de gratter des accords avec un
pic. Page me montrait comment raconter un accord de façon plus originale. Tout
ce que je joue depuis découle de cette pièce.
Sans prof, sans partition, j’ai passé des heures et
des heures devant mon tourne-disque à écouter de minuscules extraits, sans
arrêt, pour apprendre chaque note. C’est ainsi que Greg Lake, d’Emerson, Lake
& Palmer, et Ian Anderson, de Jethro Tull, sont entrés dans ma vie. Lake,
surtout pour The Sage, dans Picture
at an Exhibition ; Anderson, énormément pour Thick as a Brick.
On n’a pas assez d’une vie entière pour faire le tour
d’un manche de guitare. Si la démocratie existe, elle est là. Chacun devant son
manche, à chacun sa chance. J’ai eu beaucoup de guitares, acoustiques,
électriques, assez pour me rendre compte un jour que je passerais ma vie sur
l’acoustique, la forme unplugged de la
guitare, le plus beau des sons.
Pendant très longtemps, jouer les pièces des autres est
le passage obligé pour aller ailleurs. C’est aussi très agréable de maîtriser
un répertoire plus large. Ainsi, McCartney, Lennon, Harrisson, Clapton,
Hendrix, Valiquette, Fiori, Lake, Moustaki, Brel, Félix, Anderson, Page, se
sont ajoutés aux pièces que j’avais commencé à composer.
J’ai grandi dans une maison de musique. Mon père
avait une belle voix de basse. Dans sa famille, tout le monde chantait ou
jouait de l’instrument. Papa chantait partout, dans l’auto, dehors, sur ses
chantiers de construction, devant ses clients, dans le champ, la douche,
partout. Quand j’ai eu mes enfants, je me suis demandé comment leur offrir un
héritage semblable. Je ne chante pas, mais je joue. Ainsi, tous les soirs
durant des années, je montais dans leur chambre jouer Frère Jacques et Au clair de
la lune pour terminer leur journée. Ma guitare était devenue ma voix.
Plus le temps passe, plus j’aime faire des versions
maison de chansons connues. Les mettre à ma main. Et plus le temps passe, moins
je joue de versions originales, le plaisir est dans l’appropriation. Et
soudain, hier soir, j’ai tout compris.
Au Festival international de Jazz, il y avait Harry
Manx et trois musiciens de partout. À eux quatre, ils couvraient cinq
continents. Un concert sublime, acoustique, dans la salle neuve tout en bois de
l’OSM. Plusieurs pièces originales, plusieurs versions, toutes a-la-Harry-Manx.
Harry Manx a compris un jour que toute la musique qui passait par lui devenait la
sienne. Celle qui sortait était marquée par lui.
À partir d’aujourd’hui, quand on va me demander ce
que je joue, je répondrai uniquement des pièces à moi. Des titres ? Here comes the Sun, version moi, Signe, version moi, Le p’tit bonheur, Le tour de
l’Île, versions moi. Et bien sûr, quelques pièces de moi.
La curiosité sert essentiellement à former l’identité.
J’ai mis 45 ans à le comprendre.