lundi 13 octobre 2014

L'odyssée


Il y a quelques semaines, ma fille Camille est partie pour la Nouvelle-Zélande. Le lendemain matin, elle rentrait à la maison. À Vancouver, elle a décidé qu’elle ne voulait pas partir, elle n’était pas prête. La peur, l’avion, la vie, papa je rentre à la maison.

Comprendre la peur de l’avion, toutes ces heures consacrées à angoisser sur ce qui pourrait arriver, à ne pas profiter de ce qui se passe. L’angoisse, c’est la sorcière cachée sous le lit, elle va attraper le pied de l’enfant. L’angoisse essaie de nous éloigner du moment présent. En échange, elle nous offre la peur. L’angoisse demande pourquoi ai-je acheté un billet dans un avion qui va exploser ? Le voyage est long.

Le voyage d’une fille est un peu aussi celui du père. L’espace nouveau pris par la fille est en quelque sorte enlevé au père. Une fille qui voyage durant un an en Nouvelle-Zélande, c’est un an de moins de cette fille dans la vie de son père. C’est la partie sensible du voyage. Un père heureux de voir sa fille trouver son bonheur lâche du lest. Le voyage, ce sont aussi des vases communicants.

Lorsque ma fille revient de Nouvelle-Zélande 24 heures après son départ, nous sommes en zone d’inquiétude. Durant les trois journées suivantes, la seule phrase complète qu’elle m’adressera, c’est bonne nuit.

L’idée pour le père n’est pas de connaître tous les tenants et aboutissants de l’inquiétude, mais d’offrir à sa fille des éléments de solutions, des pistes à explorer pour la suite des choses. Dans le plus long des scénarios, il se pourrait que la vie de ma fille soit dorénavant divisée en Avant et Après ce bref aller-retour. Il se pourrait que, au fur et à mesure de son avancement, le temps offre à ma fille une perspective différente sur cet incident. Cela se passe dans la vie de ma fille. Ce qui se passe dans la mienne est autre chose. Et toutes les discussions autour de l’incident ouvrent une perspective nouvelle. Elle est là, l’odyssée. Ce n’est pas la couleur des palmiers dans l’hémisphère sud, ni les odeurs de soufre de Rotorua. L’odyssée, c’est l’espace nouveau créé par les palmiers dans la vie de la voyageuse et dans l’esprit de son père.

Depuis près de 40 ans que je le connais, mon ami Jean-Pierre a voyagé des dizaines de fois. Cela pouvait durer un mois, 12 ou 18. Il y a deux ans, il m’a dit que le voyage lui avait toujours permis de prendre à distance la mesure du Québec. Aller loin pour se rapprocher est un long processus d’identité.

En 2003, je suis allé au Pérou. J’étais président du Club 2/3, un organisme d’éducation et de coopération internationale auprès des jeunes. J’allais visiter une douzaine de projets dont le Club 2/3 avait appuyé le financement. Dans un quartier de Lima, nous visitons un projet d’aqueduc, reconstruit suite à un glissement de terrain. Un grand-oeuvre entièrement à flanc de montagne, refait par les résidants du quartier, sous la supervision d’une ingénieure Péruvienne.

En voyant les maisons de pierre du quartier, construites pour vivre 100 ans, je me dis tous ces visages fiers de leur aqueduc sont locataires. Les gens passent, la maison demeure. Une maison de bidonville est assurée de vivre longtemps dans la pauvreté, alors que ses locataires, pas nécessairement.

Le voyageur passe devant le palmier. Il vit dans la maison. Il parle une langue. Nous sommes tous locataires de l’espace des palmiers, des maisons et de la langue, qui nous survivront longtemps. Certains prennent soin de l’espace loué, d’autres non. Elle est là, l’odyssée.

Depuis quelques jours, ma fille est de très bonne humeur. Elle part demain pour la Nouvelle-Zélande. La sorcière se cache sous le lit, elle ne lui attrapera pas le pied.





vendredi 10 octobre 2014

Nous ne sommes pas loin de Woodstock


Plus la vie avance, plus les médias pénètrent en nous. À la maison, dans la rue, les autobus, le métro, dans les écoles et les parcs, ces têtes penchées sur leur écran à écrire, à jouer, à écouter, bla bla, comme si elles s’apprêtaient à plonger dedans. Les réseaux en temps réel, où coule le flot de la nouvelle communication.

En première page le 1er octobre, le quotidien La Presse annonce Le Blues du débranché, une mini-saga du journaliste Patrick Lagacé, qui a débranché ses appareils numériques, pour retourner à l’âge du papier et du temps qui passe. Le mini mélodramme d’un gars qui fait rire de lui, parce qu’il propose un sujet à une équipe de travail. L’équipe avait unanimement rejeté ce sujet dans des courriels auxquels le journaliste débranché n’a pas eu accès. En passant, être débranché ne garantit pas que vous serez mal informé.

L’omniprésence des médias dans nos vies a débuté en 1841, avec la découverte des ondes électromagnétiques, qui ont amené l’avènement des télégraphes, radios, télés, portables, numériques et ainsi de suite. À partir de ce moment, les relations entre humains ont commencé à connaître une accélération qui ne s’est jamais démentie depuis. Au coeur de ces relations, un média électrique puis électronique puis numérique. Aujourd’hui, une grande partie de nos échanges sont médiatisés, un bidule portable entre nous et les autres. Et tout indique qu’il soit là pour rester.

Patrick Lagacé capote, comme tout compulsif angoissé à qui on enlève son jouet. Comme si une encyclopédie en papier égalait un retour en arrière. Comme si retrouver subitement du temps annonçait un danger.

Le papier possède une grande qualité que le numérique a oubliée, le respect du temps. Consulter du papier, c’est prendre le temps de tourner des pages, de parcourir des chapitres, de revenir en arrière et de donner au cerveau de la latitude pour se construire une idée. Le papier n’est pas compulsif.

Nous ne nous branchons pas pour être plus instruits ou mieux informés, mais pour faire partie des autres. De la même manière, écrit le journaliste Pierre Sormany, nous ne lisons pas les journaux pour nous informer, mais pour causer actualité avec les collègues. La fonction du média est sociale. Ceux et celles qui veulent jouer sur la galerie sont des branchés. Les autres, des rétrogrades.

Le nouveau a ceci de particulier qu’il charrie toujours avec lui le tabou de ne pas critiquer le nouveau. Critiquer le nouveau, c’est critiquer les usagers du nouveau dans leur choix. Et ça, les usagers du nouveau n’apprécient pas. La nouvelle technologie transporte avec elle un nouveau sentiment d’identité. Grâce à elle, je m’identifie à la nouvelle tendance. Huit jours après son lancement, Apple annonce avoir vendu 10 millions d’iPhone 6.

Sur Internet, il n’y a pas de désir, le café est instantané. Je clique, j’ai. Le désir demande du temps, c’est ce qui rend la suite si intéressante. Le papier crée le désir. L’information est quelque part, je vais la découvrir. Au cinéma, c’est The Bridges of Madison County, avec Clint Eastwood et Meryll Streep. Cent trente-cinq minutes de désir.

Pour avoir grandi dans du papier, je sais aujourd’hui mettre en perspective l’instantanéité de google avec le temps de recherche que le papier demande. Je sais l’apport du temps dans une bonne recherche. Ce n’est pas le cas de google. Je trouve mes infos en 10 minutes et voilà la recherche achevée.

Lorsque je regarde Woodstock, de Michael Wadleigh, je suis frappé de voir le temps que ces jeunes avaient pour eux. Le seul moment du film où leur relation est médiatisée, c’est dans cette longue file où les jeunes vont déposer 10 cents dans le téléphone public, dire allo maman tout va bien, je te vois dans deux jours. Et de raccrocher et de parler à leur mère dans deux jours. Deux jours! Le bonheur d’une ballade en moto sans casque. Easy Rider.

Dans les années 50, on vantait la technologie comme le moyen de nous approcher de la société des loisirs. En l’an 2000, annonçait-on, nous ne devrions à peu près plus travailler, les machines s’en chargeront. Or, la nature a horreur du vide. Il suffit de gagner du temps pour le passer à faire autre chose. Aujourd’hui, vous pouvez taper en même temps un texte tout en lavant la vaisselle, le linge, arroser le gazon et vous couler un café. Sans oublier d’allumer la radio.

Et si vous voulez créer l’événement, vous vous débranchez de tout. C’est le monde à l’envers. Depuis 4 milliards d’années, la vie normale est débranchée. Les seuls gagnants à notre angoisse collective, ce sont les réseaux.

Ma fille n’a pas de cell et elle s’en porte très bien. Ses amis ne sont pas manchots, la nature s’est organisée autour d’elle. Une de ses amies n’est pas invitée aux partys. Ce n’est pas faute de branchements, c’est parce que les autres ne veulent pas la voir. C’est aussi cruel, la technologie.

Et pourtant, nous ne sommes pas loin de Woodstock. Un clic, en fait. Lagacé cite l’humoriste Louis-José Houde qui, portable ouvert ou fermé, s’en passe aisément. Dans mon cas, la limite est physique, je n’aime pas passer du temps devant les écrans.

Lorsque le seul fait de mettre un interrupteur à off génère une angoisse, nous avons un sérieux problème. Le seul antidote à l'angoisse, c'est de dire non. Mais pour dire non, il faut du caractère.




vendredi 3 octobre 2014

Renaud Garcia-Fons


Cette semaine, j’ai vu la perfection. En pitonnant une litanie d’émissions plates, je suis tombé dans un moment de grâce sur la chaîne spécialisée Planète +. L’effet est instantané. Tu es ailleurs, tu ne sais pas où, c’est la perfection.

Renaud Garcia-Fons joue de la contrebasse. Il vole sur sa contrebasse. Avec ce qu’on appelait des mains de guitariste, de longs doigts au bout de mains minces.

Comme le violon et le violoncelle, la contrebasse n’a pas de touches sur le manche. Le musicien doit être excessivement précis à chacune de ses notes. La guitare, la mandoline et le banjo ont des touches sur le manche pour indiquer l’emplacement des notes. Le niveau de difficulté est différent.


Renaud-Garcia-Fons sur une contrebasse, c’est un violon, une sirène, une soprano colorature, une guitare flamenco, une tambourine, Jimi Hendrix. Ce n’est pas que Garcia-Fons imite Hendrix. La musique a décollé, nous ne sommes plus dans l’instrument.

Pour comprendre, il faut le voir jouer. Ce que vous entendez passe plus vite que ce que vous voyez. En même temps, ce que vous voyez est du jamais vu. Votre cerveau est toujours un peu en retard. Ça a l’air curieux dit comme ça, mais c’est ça.

De voir les doigts frapper les cordes pourrait suffire. Mais lorsque Garcia-Fons sort l’archet, il passe au stade supérieur. À chaque note, les doigts tombent au bon endroit et repartent avant d’arriver.

Ce n’est pas de le voir tapoter la caisse de sa contrebasse comme une boîte de carton, ou de le voir glisser les doigts sur le manche. C’est que ça marche. Je tapoterais le bord de ma guitare sans que ça marche nécessairement. Lui, oui. C’est la musicalité. La musique, c’est du bruit qui pense, écrit Victor Hugo.

La contrebasse de Garcia-Fons est fabriquée sur le modèle de la guitare flamenco. Tout se passe à l’intérieur. Elle sonne parfois comme un violon, une sirène ou un chat. La contrebasse est un instrument de nuit.

Un ami de Garcia-Fons raconte l’affection avec laquelle il porte sa contrebasse. J’ai deux guitares comme ça. Vous en sortez une de son écrin comme vous soulevez bébé de sa bassinette, en faisant attention de ne pas le réveiller. Il m’arrive souvent d’en garder une dans les bras, sans jouer, c’est chaud. C’est pitou qui dépose la tête sur vos genoux.

Je joue ma vieille 1967 depuis 30 ans. Vient un moment où je connais son manche par coeur, j’ai un bras gauche et deux bras droit. Quand je vois dans la récente bande-annonce du groupe irlandais U2, le guitariste “the edge” détruire sa guitare, je me dis quel imbécile. Il ne faut pas briser celle qu’on aime.

Le génie consiste à voir des choses que le commun des mortels ne voit pas. Renaud Garcia-Fons dit au commun des mortels je vais te jouer ce que j’ai vu. Et vous savez ce qu’il fait pendant qu’il joue? Il regarde ailleurs.