dimanche 30 juin 2019

Une question


D’où vient votre nom?

Je suis juive.

Je n’avais jamais été séduit de cette façon.

La dame a probablement trente ans de moins que moi.

Je la rencontre pour la deuxième fois.

Je n’avais jamais entendu un nom comme le sien. Le prénom, oui. Le nom, non.

Un nom ne vient pas nécessairement du même endroit que la personne qui le porte.

Le mien vient de Lyon, en France. Je n’y suis jamais allé.

Je n’ai pas de religion. Je ne m’en suis donc jamais servi dans mon identité.

On m’a baptisé, j’étais âgé d’une semaine.

La religion catholique prétend me compter parmi ses âmes, elle ne m’a jamais rien demandé.

L’école me demandait d’apprendre par cœur des centaines de questions-réponses de religion. Pas très excitant pour un enfant de sept, huit, neuf, dix et onze ans.

Une telle pédagogie s’appelle de la sujétion. L’enseignant vise la soumission du jeune, plutôt que de nourrir son imaginaire au fantastique.

Je vois les relents de cette colonisation chez mes étudiants de bac.

La religion voulait que je croie à une sainte trinité.

À la maison, mes parents ne causaient pas idiot. Exit la trinité.

Un dimanche dans les années 70, j’étais avec mes deux aînés, dehors, au bout du chalet, en direction de l’auto. Ma sœur Michelle dit à papa nous ne voulons plus aller à la messe.

Ok.

Deux semaines plus tard, mes parents cessaient d’aller à la messe.

À l’époque, mon imaginaire était occupé par Bobino, Tintin, l’Aéropostale, Guillemin, Mermoz, St-Exupéry, le Sahara, les Touareg, l’Afrique, ma guitare, les Beatles.

Un son venu d’ailleurs résonne dans le bureau. La vidéoconférence.

Je n’ai pas eu le temps de poser ma question à la dame.

Elle flotte depuis.

Juive est-il un pays?




vendredi 21 juin 2019

St-Bernard-de-Lacolle


Je rapporte une bouteille de whisky, monsieur le douanier.

Je n’allais tout de même pas lui dire tout ce que je rapportais.

J’ai payé une quarantaine de dollars.

Je n’ai aucune idée du prix, c’est ma fille qui l’a payée.

Stéphanie est rentrée en avion, dit ma voix intérieure. Si le douanier la cherche dans l’auto, tu dis quoi? Ma voix a aussi dit idiot.

D’autant que Stéphanie ne boit pas de whisky, c’est pour son copain Firass. Trop compliqué.

Je rapportais en douce des centaines de moustiques, encastrés dans le pare-choc. J’espérais que le douanier ne les voie pas.

Vous savez que vous arrivez en Louisiane lorsque les moustiques s’écrasent dans le pare-brise. Vous tentez de laver la vitre, vous les étendez partout.

De sa maison de campagne à Malicorne, en France, l’astrophysicien Hubert Reeves dit voir beaucoup moins de moustiques et entendre moins d’oiseaux qu’il y a quarante ans.

Mon pare-brise observe la même chose.

La présence de moustiques veut dire beaucoup d’oiseaux, une chaîne alimentaire normale. Tweety Bird et Sylvester.

À Nouvelle-Orléans, on entend du jazz, du blues et des oiseaux.

Beaucoup de moustiques veut aussi dire beaucoup moins de pesticides.

Épandre un pesticide, c’est tirer une mouche avec un canon.

Quand j’étais petit, la rosée annonçait le beau temps.

Elle descendait lentement les soirs d’été, au moment où maman disait on sent une petite fraîche.

C’est le moment de la journée où les sons flottent dans l’air comme sur l’eau.

Un ciel rose annonçait le beau temps.
Un ciel gris au nord annonçait la pluie et le froid.
Un ciel noir du sud annonçait l’orage.

Aller en auto dans le nord, c’était collectionner des moustiques plein le windshield et le bumper.

Depuis René Lévesque, on dit pare-brise et pare-chocs.

En mai, les brulots passaient entre les petits trous des moustiquaires.

Juin et juillet, c’était les maringouins. Et les mouches noires et les mouches à chevreuil.

Je ne sais pas le goût du whisky, monsieur le douanier.

Je rapporte un souvenir de mon enfance.




jeudi 20 juin 2019

Venice


La dame du bureau touristique dit je n’emmènerais pas quelqu’un là.

C’est la première phrase qui m’ait été dite en Louisiane.

Avant de partir de Montréal, j’avais remarqué cette route 23. Elle parcourt le delta du Mississippi, direction Venice, soixante-dix-sept milles au sud de La Nouvelle-Orléans.

Le touriste coche une liste d’épicerie.
Le voyageur cherche le nouveau.

Wiki dit Venice est à zéro pied au-dessus du niveau de la mer.

Zéro. Tu passes en chaloupe et la vague arrose les plantes du voisin.
Venice, Key West de la Louisiane?

Nous sommes sur la 23.

Des chevalets de pompage pompent.

Des raffineries raffinent, des clôtures interdisent.

Au fond, des têtes de bateau dépassent la canopée. On devine les ports.

Un porte-conteneurs traversant les sables du Sinaï par le canal de Suez est une carte postale.

Un destroyer de l’armée américaine traversant les sables du Sinaï par le même canal est une menace.

Un pétrolier derrière la canopée et des chevalets de pompage en Louisiane est un malaise.

Cela dure des milles et des milles.

Un 4X4 sans plaque est arrêté sur le bord de la route. Deux hommes en sont descendus.

Nous passons.

Je n’ai pas encore réalisé qu’il n’y a pas de McDo.

Dans mon miroir, le 4X4 sans plaque démarre. Il nous remonte et nous dépasse.

À droite, un troupeau de maisons.

Dans des champs se dressent des centaines d’arbres morts, parmi les vivants.
Ni feuille, ni écorce, ni vie.

Des vaches broutent l’herbe de ces champs d’arbres noirs.

Le 4X4 sans plaque est re-arrêté sur le bord de la route.

Un alligator mort sur le bord de la route.

À la table des crocodiles, il n’y a pas de restes, dit la voix de Charles Tisseyre, animateur de l’émission Découverte.
Le crocodile est le cousin africain de l’alligator.
Le caïman est de la branche latino de la famille.

Dans mon miroir, le 4X4 sans plaque redémarre. Il nous re-remonte et nous re-dépasse.

Au comptoir Beach Farm, on vend des produits de la ferme.

La porte voisine est un cimetière.

Je n’ai pas envie de produits maison.

Il y a des maisons, mais pas d’enfants, ni d’épicerie, de station-service, de parc, d’église, de restaurant ou d’école.

Il y a des vaches, mais pas de tracteur, ni ferme, ni fermier.

Je n’ai toujours pas réalisé qu’il n’y a pas de McDo.

Certaines maisons sont construites directement sur le sol.
D’autres sont montées sur pilotis, de trois pieds, de quarante pieds.

Quelle est l’idée de juquer une maison à quarante pieds, dans un endroit où des vaches broutent de l’herbe dans un champ d’arbres morts?

D’énormes poteaux en acier forment une ligne électrique le long de la 23.
Les fils sont à bonne distance des poteaux, comme s’ils transportaient un courant trop élevé pour les maisons.

Nous sommes dans la Paroisse de Plaquemine, dit Wiki. Le pétrole a fait la fortune de cette région au vingtième siècle.

Ici, les gens passent leur vie à regarder le sol, voir ce qu’il a dans le ventre.

À force de pomper, ils ont siphonné la sève et les feuilles. Un jour, ils auront peut-être siphonné les vaches.

On appelle la route 23 the end of the worldPas le bout du monde, la fin.

Le chef-lieu s’appelle Pointe à la hache. En lisant ce nom sur l’affiche, je vois un front.

Ce décor ressemble à un manque d’affection.

C’est comme si l’environnement disait rentre chez toi.

Nous ne sommes pas allés à Venice.

Il n’y a pas de McDo.





jeudi 13 juin 2019

Birmingham


Trois chiens traversent deux plaques d’acier.

Ils sont tellement enragés, ils encastrent le métal.

Le racisme est irrationnel.

Les plaques d’acier bordent le Freedom Walk, un trottoir rappelant le Mouvement des droits civiques, autour du Kelly Ingram Park, à Birmingham, Alabama.

Sur mon google, c’est la première photo à droite.

Les chiens n’ont rien de civique.

Le Kelly Ingram Park commémore l’ultime assaut des Blancs contre les Noirs.
Ici, en 1963, on arrosait, battait, matraquait, saignait.

Rouge est la seule race humaine.

Cent ans plus tôt, les Noirs sortaient libres des plantations.

Une liberté assortie de non-dits.

Nous allons faire chambre à part, comme dans apartheid.
Nous prenons les écoles, les beaux restaurants, les sièges avant dans l’autobus, les toilettes. Vous méritez les restes.

Tous les animaux sont égaux, certains sont plus égaux que d’autres, écrit George Orwell.

Le racisme est une intensité, toujours la même. L’autre est un sale, un crisse de.

Il n’y a ni ouverture, ni échange, ni raison. Je t’enferme dans ma rage et dans ta peur.

La meilleure façon de contrer la peur est de se tenir debout. Je ne connais rien de plus blindé que des racines.

Il faut viser le chien, celui qui tient la laisse.

Lorsqu’elle a refusé de laisser sa place à un homme Blanc, Rosa Parks s’est tenue debout, assise sur son siège d’autobus. Je soupçonne le policier de n’avoir pas tout compris.

Elle s’est levée pour ses frères et sœurs des plantations.

Les Blancs ont sorti les chiens. Ils cherchaient à contrôler le groupe en terrorisant l’individu.

Les Noirs ont répondu par le jazz et le blues. Ils ont solidarisé le groupe en rassurant l’individu.

Jazz et blues, aux racines autochtones.

Le lendemain, j’étais à La Nouvelle-Orléans.

Je n’ai pas vu de chiens.

J’ai entendu beaucoup de musique.

Elle sortait de la terre.



samedi 8 juin 2019

Wallace


La jeune fille tient ses bras le long de son corps.

Elle a le dos voûté, comme pour mieux regarder par terre.

Sa robe est sale comme la honte.

C’est à cela qu’ont servi deux cents ans d’esclavage, faire voûter le dos.

Plier. Encore un peu et tu mangeras dans ma main.

On aimerait voir le poids du monde inscrit dans l’ADN de l’autre.

Il y a une douzaine de statues de bronze comme celle-là, dans la chapelle de la plantation Whitney, à Wallace, en Louisiane. Toutes des enfants.

Ils sont tous sales. La chapelle est propre, on mangerait par terre.

La visite de la plantation Whitney met l’emphase sur le drame humain. D’autres portent sur l’organisation ou le gigantisme.

Toutes avaient pour but de faire voûter le dos.

Voûter pour travailler.
Voûter pour obéir.
Voûter sa vie.

Dans le racisme, il n’y a aucune raison, que de l’émotion.

La Louisiane résume tout le drame de ce pays. C’est la rencontre entre les Premières nations, des Français, des Espagnols, des Africains, des Acadiens et des serpents.

Pour avoir refusé de prêter allégeance à la reine d’Angleterre, des Acadiens ont été déportés ici. Ils sont peut-être les premiers états-uniens, ceux dont le caractère mènera à l’indépendance.

Les tensions qui alimentent l’actualité de ce pays trouvent toutes leurs origines en Louisiane. Pas à New York ou à San Francisco. Ici.

On nous montre une chapelle dans laquelle on priait mal. Une petite maison dans laquelle on vivait mal. Un lit dans lequel on dormait mal. Un soleil qui chauffait mal. Tout pour le mal.

On ne peut contempler ces arbres magnifiques sans y voir un pendu.

Tous les noms africains ont été remplacés.

Twelve years a slave a duré deux cents ans. Dans la vraie vie, Solomon Northup a été vendu près du 1401 Chartres St., angle Esplanade St., à Nouvelle Orléans.

Un jour, la jeune fille a refusé de laisser sa place dans un autobus à un homme Blanc.

Cela se passait à Montgomery, Alabama, le premier décembre 1955.

C’était le début du Mouvement des droits civiques.

Rosa Parks a brisé la voûte.

Notre vie se déroule entre un dos courbé et un dos droit. Il peut passer deux cents ans avant qu’il se redresse. La quête d’identité est un long parcours.

Une fois redressé, on ne revient jamais en arrière. C’est pour cela que la police tape si fort.

En quittant la chapelle, j’ai déposé la main sur l’épaule de la jeune fille.

Elle n’a pas bougé.




lundi 3 juin 2019

Born on the bayou


Je sais où est nulle part.

Le point bleu du GPS s’est arrêté en plein milieu de Bayou Road, à Breaux Bridge, Louisiana.

Nulle part, c’est ici.

À nulle part, il y a quelque chose.
À gauche, des maisons.
Tout droit, une lisière d’arbres.
À droite, des champs.
Derrière, le chemin du retour.
Ici, sur le point, l’asphalte de Bayou Rd. Encore un peu, je verrais une Jetta blanche.

Je dépasse nulle part et me rends à la lisière.

Voilà Champagne Cajun’s Swamp Tours. Une bâtisse en bois. Chez nous, on y vendrait des hot dogs.

La dame à l’accueil m’appelle Baby.

Dans une autre vie, elle s’appelait Lulu Carabine. Elle a été invitée par Lucky Luke à ouvrir un tripot à Dalton City. Elle fume le cigare en chantant.

Son mari Wallace fume le cigare en jouant du piano.

Madame Baby est fortement maquillée. Elle passe sa vie près des alligators et n’a pas peur des requins.

Pour une ballade de deux heures sur le bayou, vingt-cinq dollars par personne, payé en argent. Vingt-huit, par carte de crédit.

Son mari est assis à côté. Il fume le cigare et sourit avec ses yeux verts.

J’achète un Coke, un dollar cinquante. Le fils de madame, treize ans environ, va à la caisse. Je lui donne deux dollars. Il ouvre le tiroir, zieute la monnaie et me rend vingt-cinq sous.

It costs one dollar fifty. I gave you two dollarsJe parle sur le ton de celui qui aime les alligators. C’est le même ton qu’un prof qui aime les mathématiques.

Le garçon rezieute la monnaie et me rend trois vingt-cinq sous. J’en accepte deux.

Je fais quoi avec la canette vide? Tu la donnes à la dame dehors.

La dame est assise sur la galerie avec un homme. À eux deux, ils comptent six dents. Comme elles ne sont pas alignées, un sourire montrerait une seule rangée de dents.

Je n’ai jamais vu un alligator à trois dents.

La dame et son mari ramassent les canettes vides pour arrondir leurs fins de mois.

Tous ces gens portent des vêtements propres. Ils sourient sympathique.

Notre bateau à fond plat flotte dans quatre pouces d’eau. Ça fait du bien, les pouces, les milles, les Farenheit.

Notre guide Jimmy recommande de ne pas mettre les mains dans l’eau, à cause des dents. Ne pas toucher aux branches d’arbres, à cause des pattes. Les araignées.

Jimmy a les yeux bleus, le teint cuivré, la tresse de cheveux aux fesses et beaucoup d’excès dans son passé. Shawn Phillips, genre.

Jimmy est sorti de sa retraite pour travailler près des dents du bayou.
I capote here, dit-il dans ses mots.

Les bums sont toujours intéressants.

Un bayou est une forêt flottante, dit Jimmy.

Les plantes flottent. Les arbres sont plus hauts qu’ils n’y paraissent.

Celui-ci a cinq cents ans, dit Jimmy. Cet arbre est né quinze ans avant l’arrivée de Jacques Cartier chez nous.

Selon les vox pop de l’humoriste Guy Nantel, Jacques Cartier est arrivé à Montréal par le pont Champlain. Le vieux, pas le neu.

Vous marchez sur la verdure, vous coulez.

Sous l’eau, il y a 2 000 alligators. On ne sait pas combien de serpents.

C’est Jurassic Park.

C’est vous la proie.