mercredi 23 novembre 2016

Le temps suspendu




Maman était élégante. Elle savait garder ce silence qui tient à distance la vulgarité.

J’ai 20 ans. Dans la maison familiale sur le boulevard Laurentien, j’ai devant moi le journal Le Devoir grand ouvert, tenu de chaque côté par une main de maman. Elle est assise dans son fauteuil, près de la grande fenêtre. Cette image du Devoir grand ouvert est l’icône de ma mère lisant ses nouvelles.

Sa main droite, qui est à ma gauche, tient une cigarette Matinée. Maman fume un paquet par semaine et ne respire pas la fumée.

De l’autre côté du journal, elle est dans ses nouvelles, la tête penchée un peu vers l’arrière, comme si elle lisait à travers des doubles foyers. Maman ne porte pas de lunettes.

Le feu consume lentement la cigarette, transformant le tabac en cendres. Plus le feu avance, plus la cendre courbe légèrement. La cendre, c’est le temps qui passe. Les doigts de maman sont aussi légèrement courbés. L’arthrite, c’est le temps qui passe.

Maman est un sphinx, la cendre tient en équilibre. Le feu est à mi-chemin de la cigarette. Elle va tomber. La cendre, pas maman. Si je dis maman, la cendre va tomber, elle va répondre je le sais. Il est aussi possible qu’elle regarde la cendre en disant qu’elle tombe, je la ramasserai. Cela dit sur le ton de passe-moi le beurre. J’ai appris à me taire, le silence est bien plus intéressant.

Le silence de l’élégance vient de l’expérience. Maman est en plein contrôle, et le temps, suspendu.

Maman était abonnée au Devoir. Je lisais régulièrement les éditoriaux de Claude Ryan, de Jean-Claude Leclerc, Lise Bissonnette et Michel Roy. Le Devoir est au journal ce que Tide est aux détergents, un ami d’enfance.

J’ai 6 ans. Nous sommes sur le bord de la plage, à l’autre bout du terrain du chalet, à La Conception. Avec 5 enfants âgés de 2 à 10 ans, maman a pris l’auto, une Dodge familiale usagée. Nous avons passé l’après-midi sur la plage et dans la rivière Rouge. Il est temps de rentrer au chalet.

Le taureau du voisin se tient tout près de la porte d’auto de maman. À 6 ans, une bête comme ça est énorme. Comme elle a des cornes, c’est forcément un taureau méchant.

La peur est inversement proportionnelle à l’ignorance qu’on a de l’autre. Maman ne connaît pourtant rien aux taureaux et elle n’a pas peur. Elle contourne lentement la bête, elle tiendrait une cigarette dans sa main que la cendre ne tomberait pas, embarque dans l’auto, et l’image de ma mère contournant le taureau devient le souvenir indélébile du courage.

Maman n’était pas du genre nerveux. Comme si le problème qui n’était pas devant elle n’existait pas. Il ne sert à rien de franchir la rivière si la rivière n’est pas là. Un canot dans le champ, ça aurait l’air un peu fou. Lorsque la rivière arrivait, maman sortait le canot, comme une cendre qui courbe lentement. Il lui arrivait de laisser au temps le soin de régler la rivière.

Maman bouge lentement la main et, dans un mouvement parfaitement synchronisé, la cendre plonge dans le cendrier.

La cigarette est éteinte. Maman aussi. Le Devoir est toujours ouvert.





mercredi 16 novembre 2016

Leonard Cohen




Leonard Cohen est entré chez moi deux mois avant sa mort. Il a passé le reste de ma vie dans les rues de Montréal.

La musique de Leonard Cohen ne jouait pas à la maison. Ma sœur ainée était de l’époque des boites à chansons, Brel, Ferland, Félix, les Cailloux, Johnny Hallyday (je n’ai jamais compris ce qu’il faisait là). Mon frère m’a fait connaître Jimi Hendrix, The Doors, The Who. Moi, j’étais Beatles, Led Zeppelin, Jethro Tull, 10cc, King Crimson, Emerson, Lake and Palmer, Johnny Winter, Crosby, Stills, Nash and Young, Deep Purple, Procol Harum, Dionysos, Plume et compagnie.

C’était joli, So long Maria-a-a-a-nne, mais je m’ennuyais profondément, manque d’électricité.

Leonard Cohen a donc passé une grande partie de ma vie à exister dans les rues de la ville. Je savais qu’il était apprécié ailleurs, la rumeur me donnait des nouvelles une fois de temps en temps. J’étais fier.

En allant au restaurant portugais Doval, je passais sur la rue Marie-Anne, près de sa maison autour du parc du Portugal. Celle-là ou celle-là, personne ne savait trop.

Ceux et celles qui savaient, gardaient le secret, comme si on avait voulu préserver l'anonymat, en signe d'affection. Un peu comme le romancier Réjean Ducharme, tout le monde en parle, tout le monde sait qu'il existe, personne ne sait où. Certains monuments sont préservés par une complicité communautaire.

Et puis, il y a deux mois, Leonard Cohen est entré chez moi par la grande fenêtre, Mesdames et messieurs, Leonard Cohen, un documentaire de l’ONF. Une tonne de briques.

Leonard Cohen fait des lectures publiques de sa poésie. Ses mots datent de 1965. Cohen est dans la jeune trentaine. Il parle et la foule rit, s'extasie. Ses mots sonnent comme des éditoriaux, un vrai coup de masse. C’était l’époque où il louait une chambre d’hôtel 3$ par jour. Un billet d’autobus coûtait 8 sous.

Un animateur de télévision demande How can you be a good poet and not being worried about something? Réponse : I am bothered when I get up in the morning. My real concern is to discover whether or not I am in a state of grace. If I’m not in a state of grace, I try to go to bed.

Un gars qui voit ainsi la vie n’interprète pas un pot de moutarde comme vous et moi.

Cohen est un oiseau de nuit. Refuser de dormir est le premier geste de rébellion. Le Ben’s deli, angle de Maisonneuve et Metcalfe, est un repaire de rebelles. En 1965, Montréal n’en compte que quelques-uns. Le rebelle garde les yeux ouverts pendant que la masse ferme les siens.

Pour écrire une grande œuvre, il suffit d’un regard, d’une feuille de papier et d’un crayon à mine. L’auteur passe sa vie à faire des allers et retours entre les trois. Nous devrions rebaptiser cette rue So long Marianne.

Lorsqu’il est allé à Cuba durant l’attaque américaine de la Baie des cochons, en 1961, Cohen se battait des deux côtés à la fois. J’étais intéressé par la violence. Cohen est ce genre de gars qui te dit lorsque tu arriveras à la fourche, prends-là.

Ce n’était pas sa voix et sa musique. C’était ses mots et son assurance.

On se lasse à la longue de la vulgarité et de la vomissure. À preuve, la dernière campagne électorale américaine. On ne se lasse jamais de l’inspiration. J’ai regardé Mesdames et messieurs, Leonard Cohen trois fois, et une quatrième pour trouver une phrase.

Dans un salon, Leonard Cohen joue de la guitare. Le son de la première corde, le mi, est un peu bas. Cohen ne l’ajuste pas. Il n’y a rien de pire que d’être accordé pour rentrer dans le rang.




lundi 7 novembre 2016

La Fabrique culturelle



La Fabrique culturelle, c’est le pays, chanté par Félix Leclerc. Pour Félix, le pays est le territoire et l’imaginaire, affection et colère.

Le territoire est plus vaste que l’individu et l’imaginaire déborde infiniment le territoire.

À 5h, le 11 août 2015, la Gaspésie de cap Bon ami passe entre chien et loup. Sur un plateau avec la mer dans le dos, Martha Wainwright s’apprête à chanter Traveller. Elle berce une centaine de personnes assises sur le gazon, des vapeurs d’oreiller dans les cheveux. La Fabrique culturelle en a fait un très joli film. Je suis dans mon pays devant mon ordi.

La Fabrique culturelle, c’est une belle et une bonne idée. Filmer ce qui se passe dans le pays de nous autres et le dire à tous via le web. Ici, les régions sont aussi belles que la grande ville. Dans une ruelle de Montréal, on ne chante pas une chanson avec la mer dans le dos. L’imaginaire a le territoire large.

La culture, c’est la manière de faire, et de la répéter. D’une génération à l’autre, nous refaisons ce que nos vieux ont fait de la même manière avant nous. Ça se passe dans une crique, sur un plateau, ou au 2001 rue St-Laurent.

Vendredi dernier, à la porte du Centre autochtone de Montréal, au 2001 rue St-Laurent, mon ami Jean-Pierre et moi croisons une connaissance de Jean-Pierre, Matthewsi, Inuit de Kuujjuaq. Il mendie à Montréal durant l’été pour chasser l’ennui. L’hiver, il remonte dans le grand nord. La culture de l’itinérance se renouvelle devant nos yeux.

La culture se conjugue au présent et l’addition des présents donne un contour au pays.

La culture consiste aussi à la raconter. Nos conteurs ont forgé des légendes autour de faiseux et de violoneux. Un faiseux, c’est quelqu’un qui faize. La Fabrique culturelle rencontre les faiseux sur place. Ils faizent des revues, des toiles, des danses, du jazz. La manière de la Fabrique est partout la même, écouter parler.

Dans un film de Wapikoni mobile, on ne dit pas où nous sommes, ni avec qui. Nous sommes dans la nuit, en direction d’une crique et d’un bateau de pêche. Le jeune homme monte à bord. Il reproduit la culture de pêche Micmac, avec des gens qu’il ne connaît pas. Je le sais parce qu’il le chante dans un rythme de rap. Une pêche au crabe à Gesgapegiag, là où la rivière s’élargit. Je comprends la langue Micmac, je lis Gaspésie.

D’une génération à l’autre depuis des millénaires, nous racontons les mêmes thèmes. L’amour, la haine, l’envie, la guerre, l’amitié. Ce qui change d’une génération à l’autre, c’est la manière de raconter. Xavier Dolan a l’air tout neuf avec son premier film, J’ai tué ma mère. Pourtant, les conflits entre un garçon et sa mère existent depuis que les mères ont des garçons.

Il faut travailler fort pour bien raconter une histoire. Faire en sorte que l’ensemble coule de source. La caméra et le micro sont mes yeux et mes oreilles. La Fabrique me berce, comme Martha.

Lorsque Félix a chanté le pays, il a mis de vieux mots dans un nouvel ordre, une image élargie. La Fabrique culturelle écrit le pays à sa façon, en montrant pour la première fois comment nous reproduisons les vieux avant nous. C’est le verbe aimer.