Maman était
élégante. Elle savait garder ce silence qui tient à distance la vulgarité.
J’ai 20 ans.
Dans la maison familiale sur le boulevard Laurentien, j’ai devant moi le
journal Le Devoir grand ouvert, tenu
de chaque côté par une main de maman. Elle est assise dans son fauteuil, près
de la grande fenêtre. Cette image du
Devoir grand ouvert est l’icône de ma mère lisant ses nouvelles.
Sa main
droite, qui est à ma gauche, tient une cigarette Matinée. Maman fume un paquet
par semaine et ne respire pas la fumée.
De l’autre
côté du journal, elle est dans ses nouvelles, la tête penchée un peu vers l’arrière,
comme si elle lisait à travers des doubles foyers. Maman ne porte pas de
lunettes.
Le feu consume
lentement la cigarette, transformant le tabac en cendres. Plus le feu avance,
plus la cendre courbe légèrement. La cendre, c’est le temps qui passe. Les
doigts de maman sont aussi légèrement courbés. L’arthrite, c’est le temps qui
passe.
Maman est un
sphinx, la cendre tient en équilibre. Le feu est à mi-chemin de la cigarette. Elle
va tomber. La cendre, pas maman. Si je dis maman, la cendre va tomber, elle va
répondre je le sais. Il est aussi possible qu’elle regarde la cendre en disant
qu’elle tombe, je la ramasserai. Cela dit sur le ton de passe-moi le beurre. J’ai
appris à me taire, le silence est bien plus intéressant.
Le silence
de l’élégance vient de l’expérience. Maman est en plein contrôle, et le temps, suspendu.
Maman était
abonnée au Devoir. Je lisais
régulièrement les éditoriaux de Claude Ryan, de Jean-Claude Leclerc, Lise
Bissonnette et Michel Roy. Le Devoir
est au journal ce que Tide est aux détergents, un ami d’enfance.
J’ai 6 ans.
Nous sommes sur le bord de la plage, à l’autre bout du terrain du chalet, à La
Conception. Avec 5 enfants âgés de 2 à 10 ans, maman a pris l’auto, une Dodge
familiale usagée. Nous avons passé l’après-midi sur la plage et dans la rivière
Rouge. Il est temps de rentrer au chalet.
Le taureau
du voisin se tient tout près de la porte d’auto de maman. À 6 ans, une bête
comme ça est énorme. Comme elle a des cornes, c’est forcément un taureau méchant.
La peur est
inversement proportionnelle à l’ignorance qu’on a de l’autre. Maman ne connaît
pourtant rien aux taureaux et elle n’a pas peur. Elle contourne lentement la
bête, elle tiendrait une cigarette dans sa main que la cendre ne tomberait pas,
embarque dans l’auto, et l’image de ma mère contournant le taureau devient le
souvenir indélébile du courage.
Maman
n’était pas du genre nerveux. Comme si le problème qui n’était pas devant elle
n’existait pas. Il ne sert à rien de franchir la rivière si la rivière n’est
pas là. Un canot dans le champ, ça aurait l’air un peu fou. Lorsque la rivière
arrivait, maman sortait le canot, comme une cendre qui courbe lentement. Il lui
arrivait de laisser au temps le soin de régler la rivière.
Maman bouge
lentement la main et, dans un mouvement parfaitement synchronisé, la cendre plonge
dans le cendrier.
La cigarette
est éteinte. Maman aussi. Le Devoir
est toujours ouvert.
"La peur est inversement proportionnelle à l’ignorance qu’on a de l’autre. Maman ne connaît pourtant rien aux taureaux et elle n’a pas peur." - Merci. Le temps suspendu à cette lecture. Luc, El Magnifico.
RépondreSupprimerUne sensibilité envoûtante qui nous ramène à la subtilité des gestes.
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