samedi 15 septembre 2018

Des mots qui n'existent pas


Mon ami s’appelle Normand, en l’honneur de Jacques Normand, merveilleux personnage public des années 50 et 60, entre autres, co-animateur de l’émission télé Les Couche-tard, en compagnie de Roger Baulu, dit le prince des annonceurs.

Son prénom lui a été donné, comme à chacun chacune.

Normand s’appelle aussi Chiasson, de par son père.

Normand vient d’avoir une idée. Une autre.

Celle-là me plait particulièrement.

Je dis à Normand j’adopte ton idée. Je la fais mienne. Mais je ne peux me l’approprier.

Le mot approprier évoque une propriété forcée, presque volée. Je ne suis pas propriétaire de l’idée de Normand, ni des miennes.

Je reconnais à Normand la paternité de l’idée. Paternité n’est pas propriété.

Jean Lesage est le père de la Révolution tranquille, pas le propriétaire.

Nous ne sommes pas propriétaires de nos enfants.

Je ne peux pas m’approprier le passé de Normand. Je n’ai pas grandi dans le quartier Villeray.

Moi, blanc, caucasien, je ne peux m’approprier l’histoire de l’esclavagisme africain, non plus que des génocides arménien, juif, rwandais ou autochtones. Cela me semble une évidence.

Par contre, je peux parler de la Doctrine de la découverte, de la bulle papale, de la prétention des européens, dès le seizième siècle, d’imposer leur mode de vie aux Africains et aux autochtones d’Amérique, en vue de leur faire connaitre les bienfaits de notre civilisation.

Je peux démonter la mécanique blanche canadienne, raciste, religieuse et génocidaire, des politiques des pensionnats autochtones, des enlèvements d’enfants, des femmes disparues et assassinées. La connaissance de l’anglais est utile.

Je peux critiquer en long et en large cette mentalité étroite, perverse et toujours bien en place, à Québec comme à Ottawa.

L’appropriation culturelle est une impossibilité dans les termes.

Nous avons pourtant consacré notre été à en discourir, au point de censurer deux productions.

Robert Lepage et Betty Bonifassi ne sont pas exactement des deux de pique.

Dans Le procès, de Franz Kafka, Joseph K est accusé d’il ne sait quoi et ne le saura jamais.

Joseph K est le personnage principal. On ne verra jamais ses accusateurs. Ce sont pourtant eux qui créent l’angoisse.

J’imagine facilement un spectacle traitant de l’histoire du Canada sans un seul autochtone.

Cela s’appelle un éléphant dans la pièce.

Cet été, l’artiste Aly Ndiane a déchiré sa chemise sur la place publique pour condamner le spectacle SLAV, sous prétexte de manque de Noirs.

Cette chemise lui appartenait.

Le Festival international de Jazz de Montréal a fait dans ses culottes, et dans nos mains.

Dans les belles années de l’agence Cossette, nous misions sur l’intelligence du public.

Le Festival a eu peur de l’annulation de prestations d’artistes en contestation de SLAV. Ni une ni deux, il a annulé SLAV.

On se croirait dans le Carnaval des animaux; certains spectacles sont plus égaux que d’autres.

Le Festival nous a empêchés de faire notre idée.

Plus tard, les productions Park Avenue Armory ont eu peur du spectacle Kanata, sous prétexte de manque d’autochtones.

Tout du brun.

Tout ça pour des mots qui n’existent pas.






samedi 1 septembre 2018

Un air de famille



Demain, je déménage un pot à paparmanes.

À paparmanes veut dire que le pot est destiné aux paparmanes. De paparmanes, le pot est rempli de.

Il a la forme d’un baquet, comme dans l’expression heille baquet.

Baquet serait parent en quelque part de bacaisse, mais pas comme dans swing la bacaisse. Cette bacaisse-là est un instrument de travail. La chose n’est pas claire.

Baquet, c’est un monsieur dont le tour de taille fait plus que son tour d’épaules.

Les anciennes petites bouteilles de bière, en plus bacaisses.

Le pot est en vitre. Un couvercle dodu le coiffe comme un pompon.

Une bande rouge ceinture la taille, avec des pois blancs en imprimé. La bande est cerclée d’un motif de broderie.

Un vrai pot de grand-mère.

Ce pot appartenait au comptoir de cuisine de maman.

Lorsqu’elle déménageait ou passait l’été au chalet, le pot suivait d’un comptoir de cuisine à l’autre.

Bien que je ne sois pas un mangeux de paparmanes, je trouvais les roses plus jolies.

Ma fille Camille a hérité du pot à paparmanes de maman. Ces dernières années, il a contenu des arachides.

À partir de demain, le pot de paparmanes contiendra des paparmanes roses de l’Arbre à paparmanes du cousin Fred Pellerin, de Sainte-Élie-de-Caxton.

Lorsque je les ai achetées, la dame était très fière de son arbre et de notre Fred.

J’ai été impressionné par l’accueil des résidants de Saint-Élie. Ceux qui n’aiment pas le phénomène devaient être bien cachés, je ne les ai pas vus.

Bref, je n’avais pas le goût d’expliquer à la dame que mon achat était une affaire de famille.

Fred est mon cousin, de la même manière que les Panneton, Pellerin, Bellemare et Gélinas sont cousins.

À force de se croiser dans les mêmes villages durant des générations, les familles en sont venu à se décroiser le croisement.

La belle-mère de mon oncle Achille Bellemare s’appelait Angélina Bellemare.
Ma tante Jacqueline Panneton et son mari Marcel Pellerin étaient parents quelque part.

Je suis parent quelque part avec Fred Pellerin.

Ce quelque part est la part du flou, celui qui rend le ténu possible.

Je parle de Fred, ça sonne bien dans une phrase. Vous ne risquez pas d’entendre mon nom dans un de ses monologues.

Cet après-midi, j’ai lavé le pot à paparmanes.

Demain, Camille quitte la maison.

Elle emmène avec elle sa grand-mère dans Villeray, le pot de paparmanes roses sur le comptoir de cuisine.

Il y avait de l’eau chaude dans le pot et sur mes joues.

Un jour, la famille est partie.

Un autre jour, la parenté est arrivée.