vendredi 10 octobre 2014

Nous ne sommes pas loin de Woodstock


Plus la vie avance, plus les médias pénètrent en nous. À la maison, dans la rue, les autobus, le métro, dans les écoles et les parcs, ces têtes penchées sur leur écran à écrire, à jouer, à écouter, bla bla, comme si elles s’apprêtaient à plonger dedans. Les réseaux en temps réel, où coule le flot de la nouvelle communication.

En première page le 1er octobre, le quotidien La Presse annonce Le Blues du débranché, une mini-saga du journaliste Patrick Lagacé, qui a débranché ses appareils numériques, pour retourner à l’âge du papier et du temps qui passe. Le mini mélodramme d’un gars qui fait rire de lui, parce qu’il propose un sujet à une équipe de travail. L’équipe avait unanimement rejeté ce sujet dans des courriels auxquels le journaliste débranché n’a pas eu accès. En passant, être débranché ne garantit pas que vous serez mal informé.

L’omniprésence des médias dans nos vies a débuté en 1841, avec la découverte des ondes électromagnétiques, qui ont amené l’avènement des télégraphes, radios, télés, portables, numériques et ainsi de suite. À partir de ce moment, les relations entre humains ont commencé à connaître une accélération qui ne s’est jamais démentie depuis. Au coeur de ces relations, un média électrique puis électronique puis numérique. Aujourd’hui, une grande partie de nos échanges sont médiatisés, un bidule portable entre nous et les autres. Et tout indique qu’il soit là pour rester.

Patrick Lagacé capote, comme tout compulsif angoissé à qui on enlève son jouet. Comme si une encyclopédie en papier égalait un retour en arrière. Comme si retrouver subitement du temps annonçait un danger.

Le papier possède une grande qualité que le numérique a oubliée, le respect du temps. Consulter du papier, c’est prendre le temps de tourner des pages, de parcourir des chapitres, de revenir en arrière et de donner au cerveau de la latitude pour se construire une idée. Le papier n’est pas compulsif.

Nous ne nous branchons pas pour être plus instruits ou mieux informés, mais pour faire partie des autres. De la même manière, écrit le journaliste Pierre Sormany, nous ne lisons pas les journaux pour nous informer, mais pour causer actualité avec les collègues. La fonction du média est sociale. Ceux et celles qui veulent jouer sur la galerie sont des branchés. Les autres, des rétrogrades.

Le nouveau a ceci de particulier qu’il charrie toujours avec lui le tabou de ne pas critiquer le nouveau. Critiquer le nouveau, c’est critiquer les usagers du nouveau dans leur choix. Et ça, les usagers du nouveau n’apprécient pas. La nouvelle technologie transporte avec elle un nouveau sentiment d’identité. Grâce à elle, je m’identifie à la nouvelle tendance. Huit jours après son lancement, Apple annonce avoir vendu 10 millions d’iPhone 6.

Sur Internet, il n’y a pas de désir, le café est instantané. Je clique, j’ai. Le désir demande du temps, c’est ce qui rend la suite si intéressante. Le papier crée le désir. L’information est quelque part, je vais la découvrir. Au cinéma, c’est The Bridges of Madison County, avec Clint Eastwood et Meryll Streep. Cent trente-cinq minutes de désir.

Pour avoir grandi dans du papier, je sais aujourd’hui mettre en perspective l’instantanéité de google avec le temps de recherche que le papier demande. Je sais l’apport du temps dans une bonne recherche. Ce n’est pas le cas de google. Je trouve mes infos en 10 minutes et voilà la recherche achevée.

Lorsque je regarde Woodstock, de Michael Wadleigh, je suis frappé de voir le temps que ces jeunes avaient pour eux. Le seul moment du film où leur relation est médiatisée, c’est dans cette longue file où les jeunes vont déposer 10 cents dans le téléphone public, dire allo maman tout va bien, je te vois dans deux jours. Et de raccrocher et de parler à leur mère dans deux jours. Deux jours! Le bonheur d’une ballade en moto sans casque. Easy Rider.

Dans les années 50, on vantait la technologie comme le moyen de nous approcher de la société des loisirs. En l’an 2000, annonçait-on, nous ne devrions à peu près plus travailler, les machines s’en chargeront. Or, la nature a horreur du vide. Il suffit de gagner du temps pour le passer à faire autre chose. Aujourd’hui, vous pouvez taper en même temps un texte tout en lavant la vaisselle, le linge, arroser le gazon et vous couler un café. Sans oublier d’allumer la radio.

Et si vous voulez créer l’événement, vous vous débranchez de tout. C’est le monde à l’envers. Depuis 4 milliards d’années, la vie normale est débranchée. Les seuls gagnants à notre angoisse collective, ce sont les réseaux.

Ma fille n’a pas de cell et elle s’en porte très bien. Ses amis ne sont pas manchots, la nature s’est organisée autour d’elle. Une de ses amies n’est pas invitée aux partys. Ce n’est pas faute de branchements, c’est parce que les autres ne veulent pas la voir. C’est aussi cruel, la technologie.

Et pourtant, nous ne sommes pas loin de Woodstock. Un clic, en fait. Lagacé cite l’humoriste Louis-José Houde qui, portable ouvert ou fermé, s’en passe aisément. Dans mon cas, la limite est physique, je n’aime pas passer du temps devant les écrans.

Lorsque le seul fait de mettre un interrupteur à off génère une angoisse, nous avons un sérieux problème. Le seul antidote à l'angoisse, c'est de dire non. Mais pour dire non, il faut du caractère.




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