jeudi 7 juillet 2016

Ce matin




Ce matin, j’ai eu une pensée pour monsieur et madame Therrien. Jules et Juliette. J’avais huit ans. À l’époque, le chalet de La Conception n’était pas isolé pour l’hiver. À l’occasion, papa disait aux enfants on va dans le nord?

Nous ne restions pas longtemps au chalet. Il faisait froid, pas de chauffage. Nous allions déjeuner chez madame Therrien. C’était peut-être la vraie raison du voyage, passer un moment avec monsieur et madame Therrien.

Il y avait des œufs, du pain crouté et du bacon pour une meute. Madame Therrien demandait un dollar par tête.

Madame Therrien avait déjà travaillé dans les camps de bucherons comme cuisinière. En hiver, à 5h, elle allait couper de la glace dans le lac pour la cuisine des hommes. Je ne sais pas ce que cela impliquait comme travail. Ce que je sais, c’est qu’elle pouvait faire 65 tartes au sucre en un avant-midi. Un jour, papa lui en a commandé 100. Elles ont probablement été prêtes avant la sieste de l’après-midi, si sieste il y avait chez cette bonne femme.

À la hauteur de chaque coude de madame Therrien, la peau était comme collée. L’excédent de peau entre le coude et l’épaule formait un arrondi. Lorsqu’on porte un chandail, la manche tombe de façon régulière, de l’épaule au poignet. La peau n’est donc pas un chandail. Pour une raison inexpliquée, elle s’accroche au coude. Un peu le même effet que les pantalons golf de Tintin, mais au-dessus du coude. Des bras golf.

Monsieur Therrien n’était jamais assis à table avec nous. Il se berçait dans sa chaise berçante à l’autre bout du salon, et fumait sa pipe.

Je ne me souviens pas de l’avoir déjà vu debout. La seule image, il tient sa pipe dans sa chaise berçante. À un moment, il raclait l’intérieur de sa bouche et envoyait le motton direct dans le crachoir, à quelques pieds devant sa chaise. Une espèce de ‘klonk’ sourd. Monsieur Therrien ne ratait jamais son coup.

Monsieur Therrien était un monsieur de peu de mots. Madame Therrien comprenait tout sans dire. Il y a des gens dont le sourire permet de ne pas dire tout ce qu’ils ont compris.

Monsieur Therrien devait pourtant sortir de sa chaise une fois de temps en temps, puisqu’il faisait le taxi dans sa Plymouth Belvedere 1963 noire. L’après-midi, il faisait aussi la route scolaire dans un autobus jaune.

Un jour, papa m’a conté que monsieur Therrien avait pleuré chez nous. Il venait de lui offrir une tarte au sucre congelée. C’était un an après la mort de sa Juliette. Cela veut dire que papa a vu monsieur Therrien debout.

Quand il est décédé, son fils a hérité de la maison. À la place du salon d’époque, il a construit une cuisine avec de faux matériaux d’époque neufs. Il a aussi remplacé la cuisine d’époque par un salon fait de faux matériaux d’époque neufs. Une horloge en plastique qui fait coucou.

Il y a quelques années, j’ai rencontré Maxime, le petit-fils de madame Therrien. Je lui ai parlé de ses grands-parents, qu’il a peu connus.

Madame Therrien ne demandait pas assez pour ses petits déjeuners. Un dollar par tête pour parler d’elle, c’est donné.





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