Je lisais Le peuple rieur, de l’anthropologue Serge Bouchard. Lorsqu’il a cité Heureux les nomades et autres reportages 1940-1945, de Gabrielle Roy, je me suis dit faut lire ça.
Durant cinq ans, la future romancière se fera journaliste. Laïque, en plus. Ce n’est pas un détail. Cinq ans de textes qui ne sentent pas le curé, dans les années 40, ça ne court pas les bulletins.
Cela veut dire que les faits journalistiques prennent le pas sur le style. Dans le cas de Gabrielle Roy, les faits et le style forment un couple.
Les faits ne peuvent contenir le talent. Cela donne des textes vivants, quatre-vingt ans plus tard.
J’imaginais Gabrielle Roy d’un siècle lointain et d’un autre pays, Winnipeg. Gris pâle sur gris gris. Elle porte probablement des jupes en laine, dont les plis soignés tombent en bas du genou.
Je découvre un texte unique. Pendant cinq ans, dont quatre au Québec, Gabrielle Roy arpente le pays, à la découverte de gens, d’espoirs, de géographies et d’humeurs. Sa plume se tient à fleur de peau des exils intérieurs.
Quel pays peut se vanter de compter dans sa besace une telle mémoire d’une telle plume?
Heureux les nomades fait référence aux colons qui venaient de partout pour aller n’importe où.
Je découvre une autre lecture de notre histoire. Elle est plus proche parente de celle racontée par Serge Bouchard que celle des curés.
Il y est question d’accent durable, d’occupation de territoires par les Canadiens français.
De force tranquille. Les Canadiens français donnent au pays un aspect permanent, de durée, un accent, oui vraiment, un accent éternel. De façon si normale, si peu belliqueuse, si peu comme une revanche, que le vieillard, en cette nuit d’été, regarde les étoiles et cherche à voir comment cela a pu se faire (p.384).
Le colon partage l’élégance du ton pour le dire.
Gabrielle Roy raconte une histoire d’horizons. Comme « Vers d’autres rives », le titre de mon ouvrage préféré du romancier Dany Laferrière.
Les rives de la Côte-Nord. De la Gaspésie, de l’Abitibi, des Cantons de l’Est, de l’Ouest canadien. D’ailleurs.
Des nomades explorateurs entrepreneurs. Trois pléonasmes en une phrase pas de verbe.
Et si notre histoire en était une d’explorateurs et d’entrepreneurs? Et si ces gens nés pour un petit pain étaient propriétaires de la boulangerie? Et les porteurs d’eau, de l’aqueduc?
Si la vie au Lac Saint-Jean traduit un trait du peuple canadien-français, écrit Gabrielle Roy, c’est bien l’habileté de conquérir une place au soleil par le défrichement plutôt que par le commerce (p.308).
Tu donnes au Canadien français une terre nouvelle, il la défriche et bâtit une maison.
La Révolution tranquille a été l’occasion de reprendre les clés de notre maison.
Il y a beaucoup d’affection dans le regard de la journaliste. Un soleil couchant sur la rosée du champ.
Le regard d’Héliodore Barbe, maire de La Conception de mon enfance. Il conservait des blocs de glace, couverts de bran de scie, dans une cabane, au mois d’août, pour les vendre aux touristes des campings.
Le regard de Joseph Saindon, un ancien maire. Épicier et barbier, son épicerie à l’ombre des arbres, derrière l’église. Il nous coupait les cheveux en brosse pour l’été.
De Jules et Juliette Therrien. Lui et sa pipe, dans son taxi Plymouth Fury noir 1963, quatre portes, ou au volant d’un autobus scolaire jaune.
Sa Juliette avait connu les camps de bucherons. Au petit matin, elle taillait la glace du lac pour la faire fondre en eau.
Elle nous recevait chez elle, pour le petit déjeuner, à l’époque où notre chalet n’était pas isolé. Elle cuisinait cent tartes au sucre en un avant-midi.
Son Jules se berçait en fumant sa pipe, pendant que sa Juliette nous servait. Quand arrivait le moment du crachoir, il ne ratait jamais son coup.
Un an après le décès de madame, papa a invité monsieur Therrien au chalet. Il a sorti une tarte au sucre du congélateur et la lui a offerte.
Armand Marier ne savait pas lire ni écrire mais parler aux chevaux. Il les appelait dans le champ, d’un bruit sec de bouche. Les jouaux le suivaient comme des moutons.
La peau plissée d’un visage évoque le passé. La douceur du regard, la nostalgie. Le brillant de l'oeil, le présent.
Ces gens étaient tous des enfants de la colonisation. Les nouveaux propriétaires du territoire volé aux Weskarinis (Innus).
Je doute que le curé Labelle le leur ait dit.
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