lundi 22 août 2016

La conspiration des Bataves






La conspiration des Bataves est un tableau de Rembrandt peint en 1662. Douze personnes autour d’une table. Je pense à La Cène mais ce n’est pas ça. En l’an 69, des mains et des épées convergent vers le centre de la table, pour prêter serment de fidélité à Julius Civilis, chef des Bataves, vétéran de l’armée romaine. Le groupe prépare une rébellion contre Rome. Je ne regarde pas les personnages, mais la lumière sur la table. La table éclaire la scène.

Pour certains peintres, comme Bruegel et Le Greco, la lumière joue un rôle de figurante. Elle éclaire les scènes, vedettes du tableau. Pour d’autres, elle est un personnage. Un peu Titien, beaucoup Poussin, énormément Vermeer.

Pour Rembrandt, la lumière est le personnage principal. Il place la lumière et ensuite, les personnages. Avance un peu, tasse-toi un peu à droite, l’autre droite, encore un peu, voilà. Rembrandt peint la lumière et, by the way, il s’y passe quelque chose.

J’imagine mal que la lumière provienne d’un rayon de soleil par la fenêtre, en droite ligne sur la table. Ce n’est pas non plus une intervention divine, ce tableau est historique et laïque. Ce peut être une chandelle posée au milieu sur la longueur de la table, mais une chandelle ne peut éclairer une table pour douze. Dernier essai, il s’agit d’une licence prise par Rembrandt, il a donné le rôle principal à la table.

Cette lumière est celle du génie.

Le génie attire mon attention, en même temps qu’il m’agace. Je ne sais pas comment on fait pour créer une telle lumière avec un pinceau. Je ne sais pas d’où un cerveau part pour arriver à un tel état de grâce. Rembrandt doit avoir de belles fenêtres.

Le génie, ce sont les ondes gravitationnelles d'Einstein, publiées en 1916 et démontrées en 2016. C'est la violence de Guernica, de Picasso. C’est Richard Desjardins, je suis l'océan qui veut toucher ton pied. Je ne me lasse pas de voir l’océan et je ne me lasse pas de masser ton pied. Je ne me lasse pas de ce qui est beau, je ne me lasse pas de la lumière.

Le sémiologue français Roland Barthes écrivait qu’on ne peut exprimer plus fortement la fascination que par les mots je suis fasciné. J’ai un doute. La meilleure façon de comprendre la fascination, c’est de ne rien dire. C’est comme l’amour. Il n’a pas à se dire, il se fait. Pour travestir la terminologie de Barthes, l’émotion est le degré zéro de la communication. Rembrandt ne nomme pas la fascination, il la peint.

Je me tiens devant la toile à peu près à la même distance que Rembrandt lorsqu’il l’a peinte. Le livre d’Einstein est à peu près à la même distance de mes yeux qu’il l’était des siens à l’écriture. Le génie se situe donc quelque part entre nous et le papier. Le peintre injecte le génie dans son bras, la main laisse sa trace sur la toile et revient vers le regard du spectateur. L’interface du génie est la fascination.

En peignant la table, Rembrandt éclaire Julius Civilis, mais c'est moi qu'il dérange. Il veut me montrer quelque chose et je ne peux lui répondre. La fascination est un résultat, pas une réponse.

Sur ses estampes, Rembrandt procède par des entrelacements de hachures. La phrase n’est pas de moi, mais d’un monsieur narrateur d’une vidéo promotionnelle pour l’exposition Rembrandt, La lumière de l’ombre, à Paris, en 2007.

À force de tracer de minuscules entrelacements de hachures, Rembrandt fait ressortir de la lumière en créant plus ou moins d’ombre. Il y a sur la toile une multitude de petits traits fins entrelacés comme un tissu, comme si chacun retenait un peu de lumière pour la diriger ailleurs.

Tout se passe comme si la lumière n’était pas peinte, mais suggérée. La lumière existe à la condition que je la masque. En tournant lentement le contrôle du rhéostat, Rembrandt décide si la lumière émane d’une fenêtre ou d’un corps. Si tous les peintres avaient travaillé leur lumière comme lui, il y aurait peut-être moins de photographes.

Selon le physicien Albert Einstein, rien ne voyage plus vite que la lumière, 300 000 kilomètres à la seconde. J’ai un doute. Celle de Rembrandt traverse 354 ans en temps réel.

La prochaine lumière s’appelle Agatha Bas.






Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire