mercredi 2 septembre 2015

Le pont Champlain


Peut-on être le descendant d’un bout de terrain? Une clairière peut-elle être mon ancêtre?

Vous débarquez pour la première fois sur un continent. En fait, vous êtes le premier étranger sérieux à débarquer sur ce continent, vous voulez faire la différence. Vous avez un projet en tête, fonder une Nouvelle-France. Vous ne voulez surtout pas refaire les mêmes erreurs que vos compatriotes Français, Hollandais et Espagnols, ceux qui ont systématiquement massacré les premiers résidants du continent. Comme vous avez été bien élevé, vous traitez ces compatriotes d’idiots, mais dans votre tête.

Bref, vous vous pointez chez les Amérindiens, sans haine, sans armes et sans violence, sur un plateau surélevé devant le fleuve. Il porte aujourd’hui le nom de Pointe aux Alouettes, à Baie Ste-Catherine, tout près de Tadoussac. Coup de pot, vous débarquez dans une grande réunion de nations amérindiennes. La table est grande et les esprits, ouverts. Vous demandez au chef amérindien Anadabijou la permission de vous installer sur ses terres. Et by the way, chef, nous voulons vivre en paix, nous autres, la chicane, pas vraiment. Ça tombe bien, Anadabijou n’aime pas la chicane. Il dit ok et by the way, comme vous dites, si vous voulez marier nos femmes, c’est good.

Ça s’est passé le mardi 27 mai 1603. Le lendemain, la nouvelle fait la une de tous les journaux: Champlain inaugure un pont.

L’idée, en gros, visait à développer une “colonie” dans la paix, d’abord parce que c’est plus le fun, mais aussi parce qu’il n’est pas évident de construire une maison un fusil dans les mains. À la limite, même la guerre servira la paix.

On se retrouve donc devant un monde immense, et deux manières de voir. Une est basée sur la propriété, je prends possession de ces terres au nom de mon roi; l’autre, sur la liberté, la terre est ma mère, l’arbre est mon frère et la lune, ma lumière.

L’entente, appelée la Grande Alliance, mettra la table à 160 ans de vie commune sous le signe de l’ouverture. Un paquet de Français a pris le bord du bois pour devenir coureurs et amérindiens. Nous allons apprendre le consensus, la solidarité, l’égalité collective, la liberté des bois, la beauté des courbes. Mon ADN culturel est teinté de ces couleurs. Quand je sors mon bâton de hockey, c’est l’indien qui va jouer dehors.

On apprend beaucoup de choses en 160 ans. Lundi. Viens, je vais te montrer comment naviguer en canot. Mardi. Regarde, ça s’appelle un fusil, ce soir, on mange de l’ours. Mercredi. Les Tremblay font goûter leurs tourtières aux Obumsawin. Jeudi. Les Obumsawin initient les Tremblay à une épluchette de blé d’Inde. Même pas une semaine de faite.

Et quand un adulte fait une grosse gaffe, la communauté se réunit pour décider le consensus du châtiment. Des manières de faire qui sont entrées une à une dans notre hérédité. C’est la rencontre entre le cercle de l’amérindien et la pyramide du Français. Une forme de mimétisme de bon voisinage pour un futur ADN culturel.

La culture, c’est la manière de faire les choses. Lorsque l’immigrant arrive du Liban avec son shish taouk, il nous montre une nouvelle façon de parler poulet. Le sien est mariné, épicé, coupé en tranches et grillé. C’est du poulet comme le mien, préparé autrement. Son poulet entre chez moi et je deviens un peu libanais.

Causer shisk taouk au comptoir chez Adonis, ça veut dire que votre vie se porte bien. Ici, c’est autre chose. Il faut bâtir des maisons au plus sacrant, en espérant que nous ne mourrons pas de froid et qu’il y aura assez de castors pour tout le monde.

L’enjeu de cette toute première rencontre est la terre. On la voit comment, la terre, on la traite comment? Pourtant, la terre n’est pas assise autour de la table lors des discussions.

La différence entre l’homme et la terre, c’est que la terre va plus loin que l’horizon. Là où la vue de l’homme arrête, débute un horizon nouveau. Comme la Terre est ronde, les horizons sont infinis. Pour pallier à la chose, l’homme a développé une astuce. Si la vue est limitée, la vision n’a pas de fin.

La Pointe aux Alouettes est un bois. Nos ancêtres ont laissé l’endroit propre, la clairière est devenue forêt. Autour du feu, les arbres parlent français, montagnais, abénaquis et algonquin. Tout le monde se comprend.

Je suis un peu libanais, un peu bagel, pas mal anglo-saxon, pas mal italien, un peu Schwartz’s, assez africain, américain, portugais, Français en façade seulement. Je suis aussi pas mal plus amérindien que je ne le pensais. C’est ma révélation 2015. Les chevaux sont lachés.

Je fais mes premiers pas sur le terrain où je suis né. C’est le seul partenaire de cette soirée encore vivant. Le reste fait partie de notre mémoire. Je marche dans notre chair, il y a quelque chose de noble chez nous.





Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire