mardi 11 août 2015

Le gout du sel


J’ai demandé à la dame si elle arrivait à faire entrer tout ce beau paysage dans sa tablette numérique iPad. Il faut bien être en vacances pour poser toutes sortes de questions à toutes sortes de gens qu’on ne connait pas. Le truc, c’est d’aligner la phrase comme si nous étions en pleine conversation.

Par définition, un portrait est une partie réduite du paysage. Il en est ainsi de la photo, du roman, de la peinture, du film, du blogue. La personne sur la photo est toujours plus que sa photo. Ici, à l’extreme gauche du paysage, le fleuve, direction le golfe du St-Laurent. À l’extreme droite, le fleuve, direction Québec.

Pendant que la dame photographiait des extraits du fleuve, est arrivé le voilier de Samuel de Champlain. Il allait débarquer à quelques pas de nous, en 1626, et baptiser l’endroit Port-au-Persil, à cause du persil de mer, ou livèche écossaise, une plante au gout prononcé, appréciée par les marins (merci Wiki). En région, il est facile d’imaginer le paysage d’il y a 400 ans. Il suffit de gommer les maisons et les installations portuaires et de les remplacer par des arbres. Je ne sais pas si le bateau apparaitra dans la photo de la dame.

Je suis assis sur une allée en bois, au-dessus d’un banc de roches, face au fleuve. Une allée longue comme un trait d’union. Elle relie les passants, entre port et persil.

Port-au-Persil est une perle déposée au fond d’une petite crique, tout près de St-Siméon. Il y a ici sept ou huit maisons, et une petite chapelle protestante, construite par l’Écossais John McLaren, en 1893, en 1897 et en 1902 (sacré Wiki).

Champlain débarque à Port-au-Persil. Sur la roche d’à côté, deux jeunes de 20 ans, Alain Savaria et moi, cheveux longs et guitares Norman, chantent du Gilles Valiquette. Ils sont partis hier soir, vers minuit, du parc Beaudet, à Ville St-Laurent. Ils sont venus en compagnie de Germain Legault, fils de Pierre Legault, qui a fondé l’an dernier, en 1974, la poterie de Port-au-Persil. Je ne sais pas encore que j’habite la maison de celui qui sera au coeur de la réputation internationale de poterie de Port-au-Persil. Je ne sais pas non plus ce que sont devenues nos partenaires de voyage, Colette, voisine de Germain, et Micheline, la copine d’Alain.

Jouer de la guitare Norman sur une roche de Port-au-Persil, les cheveux dans le vent et chanter Le voyage, de Gilles Valiquette, tu ne peux pas faire plus Kébek, en ce juillet 1975. On dirait que la nature a mis la table pour nous griser. Il ne manque que le joint et deux grosses Black Label, les racines ancrées drettes dans le persil.

Je n’ai jamais aimé ma Norman. Je l’ai achetée après m’être fait voler ma Gibson Hummingbird. Chaque jour durant cinq ans, j’ai consulté la rubrique 511 des annonces classées de La Presse, pour en trouver une identique. Et pendant cinq ans, j’ai enduré le manche, gros comme un deux par quatre, de ma Norman B-55 gauchère.

Ne pas aimer une Norman en 1975 relève du sacrilège. C’est la première guitare québécoise digne de ce nom, fabriquée à La Patrie. Tout musicien qui se respecte joue sur une Norman et le mentionne sur la pochette de ses vinyles. Le sanctuaire de la Norman à Montréal est le magasin La Tosca, sur St-Hubert. En ces années, le nationalisme s’accroche à tout ce qui pousse, les cheveux (la liberté), la barbe (la sagesse), l’érable (les guitares et le sirop) et le pot (le carburant).

Je ne sais pas si la dame a vu le bateau de Champlain dans son écran iPad, les deux jeunes, les cheveux longs, les Norman et Le voyage. Nous regardions le même paysage sans voir la même chose. Nous partagions le goût du sel.

Ce que le paysage ne peut contenir, c’est le souvenir. Le paysage a été créé par la nature, et sa beauté, par les yeux qui la regardent.





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