J’ai demandé
à la dame si elle arrivait à faire entrer tout ce beau paysage dans sa tablette
numérique iPad. Il faut bien être en vacances pour poser toutes sortes de
questions à toutes sortes de gens qu’on ne connait pas. Le truc, c’est
d’aligner la phrase comme si nous étions en pleine conversation.
Par
définition, un portrait est une partie réduite du paysage. Il en est ainsi de
la photo, du roman, de la peinture, du film, du blogue. La personne sur la
photo est toujours plus que sa photo. Ici, à l’extreme gauche du paysage, le
fleuve, direction le golfe du St-Laurent. À l’extreme droite, le fleuve,
direction Québec.
Pendant que
la dame photographiait des extraits du fleuve, est arrivé le voilier de Samuel
de Champlain. Il allait débarquer à quelques pas de nous, en 1626, et baptiser
l’endroit Port-au-Persil, à cause du persil de mer, ou livèche écossaise, une
plante au gout prononcé, appréciée par les marins (merci Wiki). En région, il
est facile d’imaginer le paysage d’il y a 400 ans. Il suffit de gommer les
maisons et les installations portuaires et de les remplacer par des arbres. Je
ne sais pas si le bateau apparaitra dans la photo de la dame.
Je suis
assis sur une allée en bois, au-dessus d’un banc de roches, face au fleuve. Une
allée longue comme un trait d’union. Elle relie les passants, entre port et
persil.
Port-au-Persil
est une perle déposée au fond d’une petite crique, tout près de St-Siméon. Il y
a ici sept ou huit maisons, et une petite chapelle protestante, construite par
l’Écossais John McLaren, en 1893, en 1897 et en 1902 (sacré Wiki).
Champlain
débarque à Port-au-Persil. Sur la roche d’à côté, deux jeunes de 20 ans, Alain
Savaria et moi, cheveux longs et guitares Norman, chantent du Gilles
Valiquette. Ils sont partis hier soir, vers minuit, du parc Beaudet, à Ville
St-Laurent. Ils sont venus en compagnie de Germain Legault, fils de Pierre
Legault, qui a fondé l’an dernier, en 1974, la poterie de Port-au-Persil. Je ne
sais pas encore que j’habite la maison de celui qui sera au coeur de la
réputation internationale de poterie de Port-au-Persil. Je ne sais pas non plus
ce que sont devenues nos partenaires de voyage, Colette, voisine de Germain, et
Micheline, la copine d’Alain.
Jouer de la
guitare Norman sur une roche de Port-au-Persil, les cheveux dans le vent et
chanter Le voyage, de Gilles
Valiquette, tu ne peux pas faire plus Kébek, en ce juillet 1975. On dirait que
la nature a mis la table pour nous griser. Il ne manque que le joint et deux
grosses Black Label, les racines ancrées drettes dans le persil.
Je n’ai
jamais aimé ma Norman. Je l’ai achetée après m’être fait voler ma Gibson
Hummingbird. Chaque jour durant cinq ans, j’ai consulté la rubrique 511 des
annonces classées de La Presse, pour
en trouver une identique. Et pendant cinq ans, j’ai enduré le manche, gros
comme un deux par quatre, de ma Norman B-55 gauchère.
Ne pas aimer
une Norman en 1975 relève du sacrilège. C’est la première guitare québécoise
digne de ce nom, fabriquée à La Patrie. Tout musicien qui se respecte joue sur
une Norman et le mentionne sur la pochette de ses vinyles. Le sanctuaire de la
Norman à Montréal est le magasin La Tosca, sur St-Hubert. En ces années, le
nationalisme s’accroche à tout ce qui pousse, les cheveux (la liberté), la
barbe (la sagesse), l’érable (les guitares et le sirop) et le pot (le
carburant).
Je ne sais
pas si la dame a vu le bateau de Champlain dans son écran iPad, les deux
jeunes, les cheveux longs, les Norman et Le
voyage. Nous regardions le même paysage sans voir la même chose. Nous partagions
le goût du sel.
Ce que le
paysage ne peut contenir, c’est le souvenir. Le paysage a été créé par la
nature, et sa beauté, par les yeux qui la regardent.
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