dimanche 20 septembre 2015

La fin des millénaires



Dominic est né à Montréal, à l’âge de 8 ans. Quand on vient du Grand nord à Montréal à cet âge, ce n’est pas pour des vacances. Traitements médicaux, hopital, dépaysement, résistances. Il a rencontré Margaret puis, Jean-Pierre. Plus tard, c’était notre rendez-vous annuel à St-Côme, jouer dehors avec nos jeunes. Une trâlée de monde aussi mélangée dans le chalet que les bottes dans l’entrée. Jean-Pierre et Margaret ont débarqué avec Dominic.

Quaqtaq est tellement loin au nord, certains appellent ce village « Three Qs ». Quand vient le temps de couper court, la langue trouve son chemin. Avec ses 300 habitants, Quaqtaq peut entrer dans une salle de billard. C’est à 2400 kilomètres au nord de nous, sur le bord de la baie d’Hudson. Encore un peu, le doigt sort du cadre. Là bas, le vent souffle du nord au sud ou du sud au nord.

Dominic est arrivé un peu comme un chien dans un jeu de quilles. Il était Inuit, ce qu’il est toujours. Il était imposant. Ce qui le faisait rire faisait peur à nos jeunes. Il avait en lui une agressivité venue du nord. La guitare l’a calmé, comme une pilule nouvelle.

Avec le temps, Jean-Pierre est devenu son père et Margaret, sa mère. Depuis quelques années, Samia est sa soeur. Charlotte correspond régulièrement avec lui. Charles, Brigitte, Louis, Pablo, Roxanne, Béatrice, Patrice, Joanne, Jacob et Laurent, Benoit, Anamaria, Éliana, Philippe, Richard, Josée, Alexis et Julia, Stéphanie, Louis Karim, Camille, Micheline et moi, sommes devenus sa famille. Tribu, dirait Samia.

St-Côme, mi-février de n’importe quel hiver. Le sourire fendu aux oreilles, tout en sueurs, Dominic joue au hockey en t-shirt, à 20 degrés sous zéro. Son corps fume comme un sauna. St-Zénon, au printemps. Il nage des heures entre les blocs de glace dans le Deuxième lac Rondeau. Ses 330 livres de l’époque assurent une certaine protection. L’iceberg et l’ours blanc sont les frères de l’Inuit. Avec le temps, Dominic et nous avons formé un igloo.

Dominic a maintenant 30 ans. Il vient de passer deux semaines à Montréal. Il soigne son alimentation et a fondu de 70 livres en un an, la balance arrête à 184. Il a remplacé dans sa vie les tonnes de chips, de cochonneries et de Coca-Cola, par de petites quantités de chips, de Coca-Cola et de cochonneries. Il peut croiser ses jambes. Il fait maintenant de longues marches. Au menu, famille, Coca-Cola, Schwartz’s, camping, Coca-Cola, spectacles, la 4 par la 2 au coin.

Je soupçonne que la vraie raison de sa visite cet été, ce sont les hamburgers de Brigitte. Il en a enfilé quatre, dont un piqué dans l’assiette de Jean-Pierre. Chez Jean-Pierre et Samia, il s’est calmé : deux hamburgers et trois hot dogs.

Hier, Dominic a parlé à Camille au téléphone. Elle voulait lui dire allo, avant de partir pour la France. Il a aussi parlé à Louis Karim, pour son cadeau, deux verres identifiés Coca-Cola. Il ne nage plus entre les blocs de glace et ne joue plus au hockey en t-shirt, « it’s too cold ».

Dominic se fait généralement comprendre par une phrase courte. « Yes », « Coca-Cola », « I like this », ou « I hate this hospital ». Ou ses réponses, « My grandfather was nomadic ». « My father was sedentary ». « I live in my appartment ». Des millénaires d’histoire en quelques mots.

Depuis des milliers d’années, les grands-pères de Dominic ont parcouru la banquise en traîneau. Ils étaient membres de la nature, comme la neige et le froid. L'ours sous la neige, l'Inuit dans son igloo et le morse sous la glace, colocs de l’équilibre.

Dominic est devenu Canadien par la force des choses. Dans les années 50, le gouvernement canadien a décidé de sédentariser les Inuit, de les regrouper en villages. Il fallait démontrer l’appartenance du grand Nord au Canada. Pour les aider à comprendre, la GRC a abattu des milliers de chiens d’attelage (merci Wiki). Cela s’appelle couler les pieds du nomade dans le ciment. Une mort à petit feu, une instrumentalisation. Poussons un peu, un génocide culturel, une spécialité canadienne.

Le thermostat de Dominic sépare l’Inuit de sa nature. Le thermostat ne donne pas seulement de la chaleur, il apprend à avoir froid. On a remplacé l’horizon infini par quatre murs en gyproc. C’est la même couleur, mais en moins infini. Les peuples de la banquise ont-ils déjà eu froid ? Il faut être européen pour venir mourir de froid ici.

Être Canadien pour un Inuit, ça veut dire prendre régulièrement ses médicaments, rencontrer un travailleur social et acheter une batterie de cuisine. Ça ne se trouve pas dans un igloo. C’est aussi sortir d’une salle de billard, rue Mont-Royal, et saluer trois Inuit quêtant sur le trottoir.

Dominic est devenu un jeune homme. C'est un grand pas dans l'histoire de l'identité. As-tu un nom Inuit, Dominic? Tamini. Tamini Tukkiapik. Why didn’t you tell us your name is Tamini ? You never asked. De Tamini à Dominic, c’est la fin des millénaires.







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