mardi 10 janvier 2017

L'imaginaire autonome





Romain Chevrier est directeur de l’école primaire Jean-Grou, à St-Laurent. Un matin, il appelle ma mère. Votre fils Luc se plaint de maux de ventre. Ça lui arrive à l’occasion, surtout quand il va à l’école. Maman n’a probablement pas dit la fin de cette phrase, mais c’est ce qui se passait. Et que fait-il présentement? Il lit un Tintin.

Une anecdote peut définir une époque.

Dans les années 60, l’imaginaire en menait large. Tout l’espace et le temps étaient libres. Après l’école, les soirs et fins de semaine, nous allions jouer. À partir du 24 juin, nous avions deux mois et demi pour créer notre été. Nous avions l’imaginaire autonome.

Quand je partais en vélo avec mon cousin Louis, nous ne pouvions pas emmener mon jeune frère, nous allons au bout du monde, c’est trop dangereux. Sur la galerie devant la maison, nos bâtons de hockey devenaient des mitraillettes, pour tirer les avions qui allaient atterrir à Dorval.

Durant ces combats épiques, Louis s’appelait Jo, prononcé Djo, et je m’appelais Jo, prononcé Djo. On y va, Jo? Ok, Jo! Le bloc de ciment près de l’entrée était notre hélicoptère. Pour l’atteindre, il fallait courir entre les tirs ennemis.

À 4h, il y avait Bobino à Radio-Canada. À 4h30, maman nous mettait dehors. Douze mois par année, allez jouer dehors. Et si, une fois mon manteau de neige et mes jambières enfilés, il me venait l’idée de faire pipi, tu pisseras dans tes culottes.

L’école n’était pas un terreau à imaginaire. Je le réalise en écrivant ce mot, plus de 50 ans plus tard. J’avais mal au ventre de me retrouver dans un univers fermé.

L’alphabet, les lettres attachées, les dictées, les verbes du 1er, 2ème et 3ème groupe, 7 X 8 = 56, 9 X 6 = 54. Qui est Dieu? Dieu est infiniment parfait. Rien d’excitant.

En 6ème année, il fallait conjuguer le verbe tenir au passé simple. Madame, Luc Panneton a écrit je tenai. Je vois encore mademoiselle Méthot foncer vers moi comme un train pour me sacrer une claque. Elle était la terreur de l’école.

Au primaire et au secondaire, mes amis s’appelaient Hergé, Goscinny, Bobino, Franquin, Edgar Rice Burroughs, le monde de Marcel Dubé, Jean Béliveau, Bobby Hull, John, Paul, George et Ringo, Gotlib, Albert Camus, Jimi Hendrix. Je ne les ai pas connus à l’école.



Paul Campana enseignait la psycho au cegep du Collège Français. Ses cours passaient par la philo, le karaté, le jazz, l’astronomie, l’architecture, les mathématiques. J’étais vissé à ma chaise. Pour la première fois, j’entendais un prof ouvrir une fenêtre à la fin de chaque phrase.

L’imaginaire faisait son entrée à l’école.

J’ai empilé huit cours de psycho dans mon diplôme collégial. Une fois à l’UQAM, je retournais voir monsieur Campana pour lui montrer mes travaux de psycho.

J’ai gardé un seul souvenir de mon seul cours de psycho à l’UQAM.

Gérard va débuter son cours. Il est 9h. Mais avant, un petit mot.
- Je voulais vous dire que je me sens bien avec vous.

Petit silence fabuleux.

Un silence fabuleux est un moment de flottement pendant lequel il se passe la même chose dans toutes les têtes, mais en silence. Chacun chacune se demande s’il a bien compris, se dit je sens confusément quelque chose. Dans les histoires du cowboy Lucky Luke, le chien idiot Rantanplan se dit parfois la même chose. Mais le silence fabuleux n’est pas idiot.

Gérard débute le cours.

Une main se lève.
- Qu’est-ce que tu veux dire, Gérard?

- J’ai rêvé à vous cette nuit. Je me sentais bien. Je voulais vous le dire.

Bienvenue dans les années 80. On met le vécu sur la table.

- Mais pourquoi tu nous dis ça?

- Je trouvais important de le partager avec vous.

- Pis nous, on fait quoi avec ça, Gérard?

Ça a viré en chicane. Plus Gérard se justifiait, plus il se calait et plus le groupe pompait. Avec mon ami Jean-Pierre, il nous arrive de nous remémorer cette chose. Chaque fois, nous sommes pliés en deux.

Monsieur Campana a passé sa vie à ouvrir des fenêtres. Gérard a passé la sienne à chercher les siennes.

Bernard Schiele savait ouvrir une fenêtre. À mon dernier cours de bac, il nous suggère de lire, de préférence sur une plage, Surveiller et punir, de Michel Foucault. Ce que je fis. Sur cette plage, la Terre a commencé à tourner autour du soleil.

La seule chose qui n’ait pas changé depuis mon enfance, c’est le temps. Nous en avons autant qu’avant.

Ce qui a changé, c’est notre rapport à lui. Nous prenons toutes sortes de prétextes pour répondre à toutes sortes de sollicitations et à nous dire occupés. Ma fille Camille dit qu’à l’université, les étudiants ne se parlent pas. Chacun dans sa bulle.

Le temps n’a pas changé et l’imaginaire est toujours à la même place. Tu prends une bulle et tu ouvres la fenêtre.




1 commentaire:

  1. Ouh la la...mademoiselle Méthot.
    Elle serait poursuivi au criminel de nos jours...

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