samedi 1 août 2015

Les couleurs de mon histoire



Les chiens, les chevaux, les enfants et les arbres sont d’accord. Ils ont tous peur de l’orage, du tonnerre et de la foudre. Le chien jappe au fantôme, le cheval couche les oreilles, l’enfant pleure dans la jupe de sa mère. L’arbre est une jeune fille secouant la tête en sortant de l’eau.

Le 4 juillet 1963, vers 4h, à La Conception, dans la vallée de la Rouge, le tonnerre cogne comme un fond de grosse caisse. J’ai huit ans. Le son passe d’une montagne à l’autre, on croirait Whole Lotta Love, de Led Zeppelin. Mais Whole Lotta Love, c’est six ans plus tard. En 1963, les dents blanches de Robert Demontigny chantent Eso Beso, un peu moins électrique. En attendant, je n’ai pas peur. À cette époque, maman a pensé que j’étais sourd. Le docteur Tétrault lui a dit il n’est pas sourd, il est distrait. La face dans un Tintin, je ne prête pas attention à l’orage, jusqu’à ce qu’il entre dans le salon.

Une branche d’arbre vient de briser une fenêtre. À l’époque, les vitres sont simples et minces. Maman dit aux quatre garçons d’aller dans la cuisine. Ma soeur Michelle est chez son amie Denise, de l’autre côté de la rivière, et ma soeur Danièle naitra dans deux ans. En passant près de la fenêtre, un morceau de vitre pend. Je veux le saisir, il tombe sur mon bras droit.

À huit ans, les souvenirs sont courts. Comme courir dans le corridor jusqu’à la cuisine, en laissant une grande trace sur le plancher en plywood peinturé orange. J’arrive à la cuisine en hurlant, le bras en sang. Il n’y a pas grand chose dans un bras, un morceau blanc de chaque côté et du rouge entre les deux.

Les linges que met maman autour de mon bras deviennent tout de suite rouges. Je dis c’est drôle, je ne peux pas bouger trois doigts. Maman a compris ce que je n’avais pas dit. Une mère sait ce que ses enfants ne lui disent pas. Elle ne bronche pas et dit à Gilles, mon frère de 10 ans, va chercher monsieur Mercier au village. Gilles marche près d’un mille dans l’herbe haute mouillée et l’orage.

À partir de ce moment, j’entre dans une sorte de flottement. Monsieur Mercier, un vétéran de la deuxième grande guerre, a toujours l’air sérieux avec son corset de plâtre. Il vient me chercher et m’emmène chez le docteur Proulx, à St-Jovite. Je suis assis sur le siège avant de l’auto, entre mes parents. J’entre en civière dans la salle d’opération de l’hôpital Notre-Dame de l’Espérance sur Côte-Vertu, à St-Laurent. Un hôpital pour adultes. Je veux papa, qui est de l’autre côté de la fenêtre. Le docteur Potvin met un masque sur mon nez et me demande de compter jusqu’à 10. Ma journée s’est arrêtée à 3. Il est minuit.

Papa était entrepreneur électricien. Nous passions l’été au chalet. Il montait le vendredi soir, descendait en ville le lundi matin, remontait le mercredi soir, redescendait le jeudi matin. À l’âge de huit ans, papa a été opéré pour une appendicite. Sur la civière, il voulait son père, de l’autre côté de la fenêtre.

En entrant à la maison ce soir-là, le téléphone sonne. Le frère de maman lui dit énerve-toi pas maudit paquet de nerf. Papa n’était pas du genre nerveux. Il n’est pas mort, je vais le chercher.

À St-Jérôme, l’autoroute des Laurentides devient la route 11, deux voies jusqu’à St-Jovite. Au retour, papa a roulé les 80 milles en 45 minutes dans l’orage, les quatre postes de péage inclus. Papa a toujours aimé les grosses voitures usagées. Celle-là devait être sa Chrysler Imperial 1959 blanche, intérieur en cuir rouge. La partie arrière du toit était en acier inoxydable. Le siège passager avant pivotait sur 90 degrés vers l’extérieur, élégance des années 60. Un maudit beau char. C’était peut-être un avion.

Je suis resté quatre jours à l’hôpital, dans une chambre, en compagnie de monsieur Chef. Il me disait si tu arrêtes de pleurer, tu vas sortir. J’ai passé le reste de l’été à lire mes Tintin, le bras droit dans le plâtre. Dans la rivière, le bras en l’air.

Le docteur Potvin n’était pas très expressif. Lorsqu’il a enlevé mon dernier plâtre, il m’a demandé de joindre le pouce et l’index. Quand les doigts se sont finalement touchés, son visage est devenu totalement heureux. C’est papa qui m’a conté, j’avais les yeux vissés sur ma nouvelle cicatrice.

Ce soir-là, le docteur Potvin est parti en vacances à Cuba avec une boîte de cigares La Florena, gracieuseté du paternel. Chaque cigare était emballé aux couleurs de mon histoire, un contenant en vitre, avec un bouchon en plastique blanc, coiffé d’une rondelle de plastique rouge au milieu.


En 1967, j’ai eu ma première guitare. Depuis ce temps, la main droite joue des accords. J’aime beaucoup les orages, les éclairs et le tonnerre. Comme le dit mon ami Jean-Pierre, le show est dehors, pas à la télé.

L’an dernier, j’ai écrit au docteur Proulx pour lui dire que ma main allait bien. Je n’ai pas pu le dire au docteur Potvin. Il est parti fumer le cigare avec papa.





1 commentaire:

  1. Tandis que ta main droite joue magnifiquement bien les accords de guitare, la gauche écris tout aussi bien ces textes.

    Merci Luc
    T

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