jeudi 1 janvier 2015

Penny Lane


Penny Lane est entrée dans mes oreilles et dans mes yeux en 1967. J’avais 12 ans. Cette chanson des Beatles est meilleure que le spaghetti de ma mère, le meilleur au monde.

Comme chaque année, nous passions l’été au chalet, à La Conception. Mon entrepreneur de père avait décidé d’ouvrir un camping à l’autre bout du terrain, près de la plage. Il avait loti une cinquantaine de terrains avec prises d’eau et électricité. Lorsque le niveau de la rivière Rouge baissait durant l’été, une plage de 1000 pieds de sable fin émergeait.

Papa m’avait demandé de m’occuper de l’accueil des campeurs. J’avais mon bureau, une petite bâtisse qu’il avait rénovée et que nous avions amenée là avec un tracteur Massey Ferguson 35. À l’intérieur, il y avait une table, des formulaires d’inscription, deux chaises, un classeur et ma première guitare, une Kent classique payée 10 $. Je la possédais depuis tellement peu de temps que je ne savais pas qu’il fallait l’accorder, et encore moins comment.

Je passais mes journées dans mon bureau à attendre les clients. Ceux-ci arrivaient sur la route 117, tournaient dans l’entrée et arrêtaient devant ma porte. Je sortais les accueillir, nous entrions régler les papiers. Je déposais l’argent dans la petite caisse et je les menais à leur terrain. De retour à mon bureau, je grattais la guitare ou je m’étouffais en fumant en cachette une cigarette Matinée.

De l’autre côté de la route, il y avait le restaurant Les Cascatelles. Ce resto était tenu par le curé Hébert, de la paroisse Ste-Geneviève, à Pierrefonds. J’ai toujours pensé que ce curé était un bandit, avec sa Cadillac et son visage de boxeur amoché aux yeux bleus. Je ne l’ai jamais vu en curé, mais souvent avec une bière et une chemise noire. Il y avait beaucoup de monde aux Cascatelles. Les fins de semaine, le stationnement était plein. J'allais y chercher une orange Crush.

À 12 ans, les jambes sont courtes. Le centre de gravité est plus bas et l’infini est plus proche. La 117 mesurait 410 milles de long par 50 pieds de large. Cinquante, c’est quatre fois mon âge, plus deux. J’attendais qu’il n’y ait pas de circulation pour traverser. Le soleil plombait, les criquets stridulaient (merci Wiki), comme les criquets provençaux dans le film Le Château de ma mère, d’Yves Robert. J’ai retrouvé dans cette histoire de Marcel Pagnol le sentiment universel du petit cul de la ville à la campagne en été.

Traverser la 117 en absence de circulation était un moment solennel. La couche d’asphalte devait bien mesurer quatre pouces. J'y mettais le pied comme on monte une petite marche. J’avais l’impression de traverser un interdit; une route est conçue pour être parcourue dans sa longueur, pas sa largeur. Durant la traversée de 50 pieds, tous les sens sont aux aguets, les prédateurs arrivent vite. C’est comme traverser une piste d’atterrissage entre deux avions. Quelques années plus tard, tous les équipements en direction de la Baie James allaient passer devant mon bureau.

À 12 ans et 4 pieds 7, les rumeurs passent au-dessus de votre tête. Il faut grandir pour les comprendre. Quand j’ai eu 17 ans et 6 pieds 1, la rumeur disait que le curé Hébert n’avait pas le droit d’exploiter un restaurant. Un jour, il est mort. La nuit suivante, son restaurant l’a suivi dans un incendie.

ll y avait une crisse de marche de quatre pouces en entrant dans mon bureau. C’est en tout cas ce que criait M. Larose, un client nerveux, chaque fois qu’il entrait et qu’il s’enfargeait dans la marche. Et quand il sortait, il oubliait chaque fois que le plancher se dérobait de quatre pouces près de la porte d’entrée. La crisse de marche devenait la ciboire de marche. Il devait y avoir une hiérarchie dans les sacres, comme un ordre saint dans la colère : crisse de marche en entrant, ciboire de marche en sortant.

Mon bureau était aussi le lieu de mes cours de rattrapage en mathématiques, ma bête noire à vie. Mon père me faisait répéter mes tables de multiplications. Mais il faisait trop chaud pour que ça rentre. En fait, elles rentraient très bien, c’est moi qui ne voulais pas. Un jour, j’ai compris que l’algèbre enseigne l’égalité et la géométrie, les inégalités. Je me suis senti libéré. Il y a quelque chose de très humain dans cette discipline.

Penny Lane a été composée uniquement pour cette petite bulle de bout de route, l’été.

Comme les héros de notre enfance, les mélodies ne vieillissent jamais. Tintin a 17 ans depuis 85 ans. J’ai 12 ans et Penny Lane mesure 50 pieds.






1 commentaire:

  1. C'est toujours un plaisir de te lire et d'entrer dans tes souvenirs. Merci !

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