lundi 21 juillet 2014

Demain cinq heures


Le matin, vers 5h, j’ouvre la porte patio et je sors dans ma cour. Au fond, il y a la petite rue Roy et, 100 pieds plus loin, sur ma droite, le parc Decelles. Papa m’a déjà dit quand tu iras au parc Decelles, tu pourras te sentir chez toi.

Mon père était entrepreneur électricien. Le seul contrat qu’il ait obtenu de Ville St-Laurent a été d'installer l’éclairage du parc Decelles, dans les années 70. Il y a perdu 10 000 $. Je ne sais pas comment il a obtenu ce contrat. Je ne sais pas non plus pourquoi il l’a fait. Il n’était pas ami avec le maire, il ne faisait pas partie de la gang. Papa n’a jamais fait partie d’une gang et n’a jamais été un gars de taverne, comme plusieurs entrepreneurs de la gang. Mais c’était un homme travaillant. Ce doit être le travail.

Un peu plus loin dans le même parc, je passe devant la piscine. Autrefois, il y avait à cet endroit la maison où ma mère habitait. Aujourd’hui, je fais des longueurs dans son salon.

Je traverse la rue de l'Église. Il n'y a personne. Où que je regarde, pas un chat. Trois ou quatre écureuils et une douzaine de moineaux occupent la rue. Les feux rouges contrôlent la circulation de personne. Des icônes de vélo peintes sur l’asphalte sont les seuls témoins de la piste cyclable. Si je ne vois personne, et que personne ne me voit, c'est donc dire que même moi, je n'y suis pas?

La rue Filiatrault, à cause des arbres. Immédiatement derrière la bibliothèque, la maison qu’a habitée ma grand-mère, la seule que j’aurais pu connaître. Je me souviens de l’image floue d’une petite dame. Quand papa nous emmenait chez elle, elle nous offrait un verre de Coke et des bonbons Taveners, enrobés d’une poudre sucrée. Quarante ans plus tard, en Nouvelle-Écosse, je vois une boite de Taveners sur le siège d’une auto. J’entre dans le bar pour connaître le propriétaire. Je lui demande où je peux me procurer des Taveners. J’en ai acheté six boîtes, mes parents ont eu six enfants.

Rue Filiatrault jusqu’au bout, vers la rue St-Louis. À l’angle de Cartier et Ste-Croix, un point de vue que je n’avais jamais vu, comme un coin béni. À cause de l’orientation des rues, il faut être à pied pour voir ce point de vue. À gauche, l’avenue Ste-Croix ressemble à un corridor religieux. C’est l’ancien Collège St-Laurent, devenu cegep, suivi de l’église St-Laurent puis, au fond, l’ancienne école Basile-Moreau, devenue cegep Vanier. Tourne la tête à droite, c’est l’oratoire St-Joseph au loin. Et ce matin, entre les deux, le soleil qui se lève. Des plans pour devenir croyant.

Vers l’ouest, quand je traverse Décarie, les visages changent. Ce sont des travailleurs immigrants, une dame Haïtienne et, plus loin, un monsieur d’Amérique latine. Dans mon esprit, il est Mexicain. Je pourrais croiser ce monsieur les yeux fermés et le reconnaître, ses souliers frottent le trottoir à chaque pas. Comme le son de pantoufles de papier dans le corridor d’un hôpital. Seule différence, la pantoufle frotte à plat sur le sol. Le monsieur, c’est le talon qui frotte. S’il battait la cadence, je dirais 140 à la minute. Des petits pas pour l’homme.

C’est curieux. Je marche avec de vieilles godasses dont j’ai enlevé les lacets et pourtant, elles ne trainent pas sur le trottoir. Ma mère disait traine-toi pas les pieds quand tu marches! Le monsieur cherche peut-être à se rassurer en écoutant ses chaussures frotter sur le trottoir. Il compte peut-être les pas avant de mourir.

Je connais ce monsieur. Je lui enseigne le français depuis quatre ans au cegep Maisonneuve. Très souvent, l’immigrant s’inscrit à des cours de français pour calmer sa peur. Il a peur de faire des erreurs, de ne pas être bien compris. Il a peur de voir les gens grimacer parce qu’ils ne comprennent pas ce qu’il dit. Il peut croire avoir mal dit un mot, alors que c’est le grimaceux qui n’a rien compris. On s’attend d’un québécois qu’il dise ‘y s’en va’ ou ‘a veut pas’, mais quand c’est un mexicain à l’accent qui le dit, on grimace.

L’immigrant a peur d’être expulsé, surtout s’il n’a pas obtenu sa résidence. Celui-là ne connait pas le Vieux-Montréal. Il ne sait pas ce qu’est une calèche. Et s’il a la chance un jour de recevoir son passeport canadien, il ne saura pas où est la place Bonaventure, où il devra chanter l’Ô Canada.

Il ne sait pas, parce que toute sa vie est consacrée à son travail. Il est payé 11$ l’heure. Il n’a pas d’avantages sociaux. Lorsqu’il prend des vacances, elles ne sont pas payées. Et s’il se plaint, d’autres prendront sa place. Sa marche à lui est simple, de l’appartement au travail, et retour. C’est pour cela que je le croise à peu près au même endroit chaque matin. La seule chose qui change, c’est la couleur de son chandail. Le monsieur ne connaît ni la Beauce, ni le Saguenay, il ne prend jamais de vacances. Prendre des vacances est un état d’esprit. Celui de bien des immigrants, c’est la survie. Et il ne mange jamais chez Schwartz’s. Manger chez Schwartz’s, c’est faire partie de la société.

Le trottoir est une longue plage. Le ciment est en partie composé de sable, dont il reproduit la couleur. Plus loin, la marche sent les vacances quand j’entends le cri des goélands. Je sais donc que nous passons près du PFK et du McDo.

Voici Décarie hot dogs, le Montreal Pool Room de St-Laurent. La porte est ouverte. Ces gens-là sont des immigrants de plus longue date. Ils baragouinent leur français et laissent parler leurs hot dogs à leur place.

Je rentre chez moi par la petite rue Roy, comme si je venais de faire un tour du monde. Notre histoire ne se trouve pas dans les maisons, dans les rues ou sur les trottoirs. Elle se passe dans la tête des gens qui marchent.





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