Il est 4h. C’est le moment de la journée où il est trop
tôt. Je me sens un peu sonné, le choc de ne plus dormir. C’est le silence
partout. Dehors aussi, sauf un compresseur qui ronronne par la porte ouverte,
quelque part dans le voisinage.
Le silence du matin est impressionnant. Il n’y a
tellement pas de bruits dehors, on entend tout ce qui est proche. La
respiration, la gorgée de café qui passe dans la bouche, un grincement de
fauteuil, un doigt qui frotte sur la barbe d’un jour. Sinon, rien. Ce silence
est une forme d’unanimité, comme si tout le monde s’était donné le mot
pour se taire et ne pas bouger.
Ce moment de la journée est celui d'avant la première
parole. On se sent un peu fripé à l'intérieur, bourré de coton. Si
quelqu’un passait dans la pièce à 4h, il me demanderait tu ne dors pas ? L’humain
a cette capacité de poser des questions évidentes.
À Ismaïlia, en Égypte, la géographie est plate. La nuit,
les sons ne rencontrent pas d’obstacles. Ismalïa est le centre administratif de
l'Organisme du canal de Suez. Tous les bateaux transitant par le canal, entre
Suez et Port Saïd, passent ici. Si vous êtes à un kilomètre du canal et que
vous ne savez pas qu’il y a un canal, l’image d’un bateau traversant le désert
est assez saisissante. La poésie crée des images avec des mots qui ne vont pas ensemble.
Ton
dos parfait comme un désert, Quand la tempête a passé sur nos corps. Tu lis ça, tu entends une voix.
Le canal s'élargit, pour devenir le lac Timsah. Ce mot finit avec un peu de vent dans la gorge. Le nom des lacs devrait
toujours s’écrire avec un peu de vent. Certains bateaux des convois du nord et
du sud y jettent l’ancre. À leur place, je ferais pareil. Un café turc, la vue
sur le désert.
La société égyptienne a ses exclusivités. Le quartier des
villas, des résidences construites par les Français, a été conçu pour les employés
du Canal, hôpital inclus. Les commis ont la villa modeste. Pour habiter une
grande villa, il faut être cadre. Et pour que sa résidence donne directement
sur le canal, il faut s’appeler Anouar el Sadate ou, après lui, Hosni Moubarak,
présidents de la république. Sadate possédait deux villas à Ismaïlia, une sur
le canal, l’autre sur le lac.
Je suis assis à la plage, sur le bord du canal. Pour
boire un café ici, il faut être invité par un employé de l’Organisme. Il y a 50
ans, ces employés étaient Français et des Égyptiens servaient le café.
Aujourd’hui, les employés sont Égyptiens et des Égyptiens servent toujours le
café. Autre bourgoisie, même moeurs. La dame qui m’invite est Égyptienne,
d’origine Française. Le temps n’a pas d’emprise sur elle.
Je lis Aden Arabie,
de Paul Nizan. Le café, le livre et moi sommes en Afrique. De l’autre côté du
canal, les dunes du désert du Sinaï sont en Asie. Comme les sons la nuit, les
mots Afrique, Sinaï et Asie ont toujours fait partie de mon lointain
imaginaire. Aujourd’hui, je suis assis à l’intérieur de ces mots.
Lorsque le bateau du livre est passé dans le canal de
Suez, en direction de l’Arabie, il y a eu une sorte de bourrasque, comme si la
fiction me passait sur le corps. Lire un livre sur les lieux d’une action écrite
55 ans plus tôt, c’est Back to the future.
Qu’il soit du convoi du nord ou du sud, un pilote
Égyptien guide chaque bateau dans le canal. Ismaïlia marque le changement de
pilote sur le navire. Comme les bateaux n'arrêtent pas, on va reconduire un
pilote et chercher un autre, à bord de pétrolettes. Elles s'approchent le long du
navire, comme un abordage. Les pilotes empruntent chacun son tour le grand
escalier en métal, qui longe la coque. C'est très spectaculaire, surtout les
porte-conteneurs, dont la cargaison est plus énorme que la coque. J'ai souvent assisté au changement de garde. Je ne me suis par contre jamais demandé
si les marins du lac Timsah entendaient la même chose que moi, la nuit.
Vers 4h30, il y a toujours un coq perdu pour crier dans
le noir. Celui-là, je le verrais bien rôti. Il crie parce que sa poule n’a pas
de rouleau à pâte. Elle a dû lui dire de se taire, le silence est revenu.
Au loin, très loin, un tout petit son, pas plus gros
qu’une pointe d’épingle. Si je regarde par la fenêtre, je ne peux le voir, il
fait trop noir. Je peux par contre l’imaginer, à peine plus gros qu’une
vibration. Ce n'est pas un train qui siffle, ni un routier. C'est une voix.
Comme si le noir absorbait les sons, la voix prend une
longue respiration et revient, d’aussi loin. D'autres sons timides s’ajoutent,
très minces. Ils se répandent très lentement dans la nuit, sur la géographie
plate, des vapeurs de voix. C’est vraiment les Mille et une nuits. Des voix
d'hommes, comme des vocalises. Allahu
ackbar, un long crescendo chanté qui part de très loin dans la nuit et qui
se rapproche très lentement, je ne sais pas, 30 minutes, et s’arrête au minaret,
de l'autre côté de la rue. Il repart ensuite dans des haut-parleurs en métal.
La voix du cheikh voyage aussi bien dans l'humidité du
désert que sur l'eau du lac.
Écouter les sons la nuit, c'est de la radio. C’est la
tradition orale, les contes et légendes, l’imagination. C'est le petit garçon caché
sous ses couvertures et qui se conte des peurs. Il doit protéger sa petite
voisine d’un énorme danger, beaucoup plus gros que la maison. Pour se donner des
forces et du courage, le petit héros compte sur son fidèle pistolet Luger brun en
plastique.
Le jour se lève. Je suppose qu’avant la vie sur Terre, il
y avait le silence.
Le silence du matin est un lieu unique de création. C’est
cet aviateur en panne, seul dans le désert, à mille milles de toute zone
habitée. Il se fait demander dessine-moi un mouton.
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