vendredi 22 novembre 2013

JFK et j'ai huit ans


À l’âge de huit ans, les enfants ne pensent pas en forêt. Je veux dire, ils ne pensent pas concept. Leur tête est plutôt meublée d’un arbre d’un côté, du gazon de l’autre, le ciel de l’autre et dans lui, le soleil. Ils pensent en allumettes, en liste d’épicerie peut-être, mais pas en concept. Le ketchup, la relish, la moutarde, le hot dog, ça existe. La gastronomie, non. À huit ans, je savais qu’un monsieur en quelque part pouvait presser sur un bouton rouge et envoyer des fusées détruire ma rue, mais le concept de guerre froide n’existait pas. Je savais qu’il y avait les méchants Russes et les bons Américains. Ça, je comprenais, mon ventre travaillait fort durant les batailles entre le méchant Brutus et le bon Popeye. Et le jour où ma mère a dit qu’elle avait vu un homme saoul, j’ai imaginé une énorme pièce d’un sou rouler dans ma rue. J’avais huit ans.

Le traumatisme de l’assassinat du président Kennedy a été créé de toutes pièces autour de moi. Je ne pouvais pas traumatiser, je ne le connaissais pas. Je ne savais même pas que Dallas existait. Par contre, je connaissais sa limousine, une Ford Lincoln Continental 1963. À l’époque, je pouvais nommer quantité de modèles d’autos et leurs années, mais les mots industrie automobile ne voulaient rien dire.

C’était le bon temps. Dans le nord, je me baignais dans la rivière Rouge en chevauchant les billots qui descendaient la rivière, en direction du moulin à scie. C’était agréable, des chevaux sauvages. J’attrapais des otites à répétition. Je ne pouvais pas savoir pourquoi, le mot pollution n’existait pas. Pour que les choses existent, il faut les nommer, dit le poète Gilles Vigneault. Que tous les égoûts aillent à la rivière, que des cultivateurs y jettent des cadavres de vaches ou leur vieille minoune, je ne pouvais pas savoir qu’ils faisaient bobo à mes oreilles, le mot n’était pas nommé.

Sur ma rue, M. Baxter conduisait une Ford Lincoln Continental 1963, semblable à celle de JFK. Celle de M. Kennedy était plus belle, noire, avec ses portes de style suicide door. En les actionnant ensemble, les portes s’ouvraient comme celles d’une grange ou mieux, comme des gens heureux font leur entrée dans un film, si possible les cheveux dans le vent. Celle de M. Baxter avait aussi des suicide doors, mais elle était bourgogne. Noir, c’est plus beau.

Dans la classe, la voix de M. Romain Chevrier, le directeur de l’école primaire Jean-Grou, à Saint-Laurent, a annoncé la nouvelle dans l’intercom. À ce moment, j’ai appris l’angoisse par mimétisme. D’abord, la réaction de la maîtresse. Plus tard, celle de mes parents. Et, évidemment la télévision. Ce sont eux qui ont créé chez moi l’importance de l’événement. Mais l’enfant de huit ans ne comprend pas. Il fait plutôt comme le chien Rantanplan, dans Lucky Luke, il « sent confusément quelque chose ».

L’année suivante, mes parents ont créé un autre événement, quand les Beatles ont débarqué au Ed Sullivan Show. C’était plus festif, mais la réaction de ma tante Hélène, la soeur célibataire de ma mère et qui est morte célibataire, en disait long sur leurs cheveux longs. Quatre musiciens à la télé, je pouvais comprendre. Mais l’invasion Britannique?

De toute façon, j’avais autre chose en tête le jour où M. Kennedy a été tué. Depuis trois mois, mon bras droit était tatoué par une longue cicatrice, en forme de Z, comme la signature de Zorro, le héros plate du Mexique. Mon Z à moi était composé de 31 points de suture, souvenir d’une vitre tombée sur mon bras, en juillet, et qui avait coupé trois tendons. Ce jour-là, je n’ai pas eu besoin de mes parents pour capoter, j’étais assez grand pour le faire tout seul. Et cet été-là, j’ai dû me baigner mon bras de plâtre hors de l’eau. La guerre froide était de la petite bière à côté de mon plâtre.

Le 22 novembre 1963, j’étais encore fasciné par la vue de cette longue cicatrice et par la nouvelle dextérité un peu limitée que la vitre avait laissée à mes doigts. J’ai donc dû lever la tête pour écouter le message de l’intercom et me laisser envahir par l’information internationale.

Quelque temps après l’événement, j’ai entendu que le secret d’état serait levé dans 50 ans, et que nous saurions ce qui s’était réellement passé. Quand tu as huit ans, 50 ans, ça n’existe pas. C’est pourtant aujourd’hui. On ne sait toujours pas ce qui s’est réellement passé et ce n’est pas demain la veille.

Mon bras droit est toujours cicatrisé. Les trois tendons blessés de main droite jouent des accords de guitare depuis. L’école Jean-Grou est toujours là et monsieur Chevrier ne parle plus dans l’intercom.



1 commentaire:

  1. Que de souvenirs que la mort de JFK
    On avait le même âge et j'étais en 3e année à Jean-Grou avec mademoiselle Tassé je crois. Je me souviens de Romain Chevrier et de ses dictées à l'intercom.
    On a du se connaître toi et moi.
    Mon nom est Claude Beauchesne, je demeurais sur la rue Deguire.
    Merci pour ce texte

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