vendredi 13 janvier 2012

Maman

Chère Maman,
Si tu te souviens, dans la cuisine du chalet, à La Conception, il y avait une grande table en pin d’une douzaine de pieds avec, le long du mur, un banc en pin, fabriqué sur le modèle d’un banc d'église. À un bout de la table, il y avait papa. À l’autre bout, c’était la place de Gilles. Toi, Michelle et Danièle étiez assises sur les chaises. En face de vous, Paul, Claude et moi prenions place sur le banc.

J'avais pris l'habitude de placer à côté de moi sur ce banc, un livre de bandes dessinées, généralement un Tintin. La tête penchée sur mon livre, je lisais en mangeant. À l’époque, on disait qu’il n’était pas poli de lire en mangeant. Papa et toi vous demandiez que faire. Tu as suggéré laissons-le faire, il aime ça, lire. Tu étais bien placée pour m'appuyer, c'est toi qui nous as donné le goût de la lecture.

Dans les années 60, quand nous étions dans le nord l’été, nous allions chercher La Presse à St-Jovite. L’édition du samedi était la seule qui nous intéressait, il y avait les comics. Tu les sortais comme un lapin sort du chapeau et tu nous les passais à l’arrière. L’auto devenait une basse-cour, chacun voulait être le premier à lire. Nous lisions Tarzan, Dick Tracy, Maggie & Jiggs... Il y avait aussi Les histoires de l’oncle Paul, Don Bosco ou les aventures de l’Aéropostale, dans Spirou. Et Tintin nous emmenait en Chine, au Pérou, en Amérique, au Congo et au Tibet. La lecture nous faisait tourner les pages sur les événements de la vie. Nous nous battions pour lire.

Nous n’avons pas été les premiers à bénéficier de ta générosité. Plus jeune, tu avais insisté auprès de ta mère pour offrir à ta jeune sœur Hélène des cours de secrétariat. En lui offrant ce beau cadeau, tu as permis à ta soeur de travailler toute sa vie. Si notre père entrepreneur nous a appris à travailler, tu nous a appris à lire.
Quand nous étions petits, il était courant de dire Maman ne travaille pas, elle est à la maison. Chez nous, être à la maison voulait dire que tu gérais six enfants, en plus des lavages, du ménage et de la popote. Pas mal pour une personne qui ne travaille pas.

Tu es née le 22 avril 1919, juste après la fin de la Première guerre mondiale. La Deuxième guerre mondiale a débuté sur tes 20 ans. Vers l’âge de 30 ans, tu travaillais chez Boyer & Fils et tu as rencontré papa, jeune entrepreneur en construction, fraîchement arrivé de Yamachiche. Il t’a fallu beaucoup de caractère pour passer ta vie avec un bulldozer comme lui.

À cette époque, ton médecin t’a suggéré de ne pas avoir d’enfants, à cause de palpitations cardiaques. Vous vous êtes mariés et avez eu sept enfants, dont la première, une fille, n’a pas survécu à l’accouchement. Même avec nous six autour de la table, tu as toujours été la mère de sept enfants.

Mère au foyer. Mère pourvoyeuse. Quand on est petit, une mère guérit, fait du bien, elle console, donne du lait, sert à manger, chicane un peu, mais pas trop. Quand tu en avais assez, tu nous disais attends que ton père revienne. À ce moment précis, nous savions qu’il valait mieux courir vite. Toi et papa n’avez jamais levé le ton à la maison, nous avions avantage à comprendre. Quand vous aviez des problèmes, vous les régliez entre vous. Quand papa avait un projet, tu n’étais pas toujours d’accord. Et quand nous avions besoin, tu étais toujours là, nous n’avons manqué de rien.

Tu étais réputée pour ta sauce à spaghettis, tes hot dogs et tes hambugers, les trois recettes que j’ai emportées avec moi quand je suis parti de la maison. Si tu le permets, je vais faire donner une de tes recettes. Pour faire un hamburger comme les tiens, il faut du boeuf haché, des pains hamburgers et surtout, il faut être dans la lune. Je t’ai observée, un jour, dans notre maison sur Laurentien. Pendant que la boulette cuit dans la poêle en fonte, tu es perdue dans tes pensées, tu regardes ailleurs, quelque chose de plate, de préférence les armoires. Tu ne regardes pas même pas la boulette, tu appuies lentement ta spatule sur elle, c’est automatique, en l’ouvrant juste un peu, sans la briser. Le jus coule, la boulette cuit, c’est tout simplement cochon. Ta recette de hamburger, ce ne sont pas tellement les ingrédients comme la façon désintéressée de faire. On ajoute le pain et l’affaire est ketchup.

Ton spaghet faisait régulièrement partie du menu. Les meilleurs, c’était dans le nord, les samedis soir d’hiver. Nous mangions à la cuisine autour de la grande table. Nous passions ensuite au salon avec nos ballons de vin rouge, pour fumer une Export ‘A’ et voir à la télé les Canadiens de Montréal planter la planète entière. Ces souvenirs, c’est toi qui les a mijotés un à un.

Avec le temps, la table et le tablier ont fait des petits. Mike, André, Suzanne, Anne, Micheline, Lucie, Nathalie et Alain ont goûté ta cuisine. Tu as aussi invité Marie-Claude, Richard, Thomas, Annie, Philippe et Maryse, Stéphanie, Louis Karim, Camille, Maxime, Francis, Pascale, Frédérique, Charles-David, Jérôme et Sophie, Jean-Michel, Alexie et Francis, Liam et Élizabeth. Et aussi tes amies de longue date: Rita Sabourin est devenue Adam, Marie-Paule et Hélène Leduc et Alice Dolbec sont devenues nos tantes. Tu as été la doyenne de plusieurs familles.

Un jour, nous étions cinq enfants de 2 à 10 ans, tu nous a emmenés à la plage en auto, à l’autre bout du terrain. En voulant rentrer, nous nous sommes dirigés vers l’auto, le taureau du voisin se tenait tout près de la porte. Ce n’était peut-être qu’un boeuf inoffensif, mais dans notre petit esprit, cet animal à cornes était un dangereux taureau d’Espagne. Tu es restée calme, tu as lentement fait le tour de la bête. Comme si de rien n’était, tu nous a fait monter et nous sommes partis en douce.
Le jour où une vitre a coupé mon bras, je t’ai dit que je ne pouvais plus bouger trois doigts. J’avais trois tendons coupés. Tu n’as pas bronché, tu as continué de panser la coupure, mine de rien, pendant que Gilles allait chercher de l’aide au village. Sans faire de jeu de mots, tu avais beaucoup de sang-froid.

Offrir un livre à un enfant, c’est lui ouvrir un univers. Ça a l’air simple dit comme ça, mais certaines images durent une vie. En 2000, je survolais le Sahara en direction du Niger. Je regardais distraitement le sable en bas, quand j’ai aperçu un avion de l’Aéropostale en panne dans le désert. Il faisait des livraisons postales entre la France, le Maroc et le Sénégal. Son pilote, Saint-Exupéry, Mermoz ou Guillaumet, travaillait avec un mécano et espérait repartir avant se faire attaquer par les Touaregs. Ce que je voyais était plus grand que mon imagination. J’étais au-dessus de mes héros d’enfance des histoires de l’Oncle Paul, je voyais tourner les pages du Spirou. J’aurais pu être assis à l’arrière de l’auto, j’étais dans l’avion. Le temps n’a pas de prise sur la lecture.

Si tu as aussi bien su créer les liens de la connaissance par la lecture, c'est parce que tu étais toi-même un carrefour. L'aînée d'une famille de six, avec Paul, Hélène, Roger, Bernard et Jeanne. Tu étais aussi la matante tantine de Marthe, Pierre, Daniel, Jacques et Louis, les neveux nièces que tu as toujours gardés près de toi.

Depuis que tu es partie, on m’a demandé si la famille allait continuer à se voir. À nous voir aller ensemble depuis une semaine, la réponse est oui. Tu diras ça à papa, ça va lui faire plaisir.

Ma chère maman, tu nous a appris à lire, à nous tenir droit et à vivre en famille. Tu as eu une bonne idée en me laissant lire sur le banc. Aujourd’hui, c’est moi qui te fais la lecture.

(Chapelle St-Laurent, le 13 janvier 2012) 

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