mardi 20 décembre 2011

Pour passer de la génération perdue à la génération retrouvée


«Become yourself, because the past is just a goodbye.»
Crosby, Stills, Nash and Young, 1969.

J'enrage. J'ai 39 ans, trois enfants, un contrat de mariage, une maison et un 4X4. Et mes enfants ne sont pas normaux. S'il est naturel pour les parents d'avoir des enfants, il n'est plus normal pour un enfant de vivre avec ses deux parents. Ce n'est pas moi qui le dit, c'est ma fille qui, depuis plusieurs semaines, nous fait promettre que nous ne nous séparerons pas, que je serai toujours son papa, que maman sera toujours sa maman, etc. Et d'où tu as pêché ça ma nini? «Quand on me demande à l'école si je vis avec mes parents, je suis bien obligée de dire que oui.» Coup de massue. Ma fille est une minorité obligée. Et moi un vieux bouc?
         Je fais partie du plus jeune groupe d'âge de la génération des babyboomers, ceux qu'on accuse de monopoliser tout le discours de notre société depuis 30 ans. Moi, j'accuse ces mêmes bébés explosifs d'avoir démissionné en bloc et d'avoir ruiné la famille. Durant ces 30 années, les babyboomers ont passé les 15 premières à mettre leurs tripes et leur vécu sur la table, et les 15 dernières, à idéaliser les trips des 15 premières.
         J'ai vu le débarquement des Beatles au Ed Sullivan Show en 1964. Pour moi, c'est là que tout a commencé. Les babyboomers ont ouvert leur télé ce soir-là, et ne l'ont jamais fermée depuis. Ils auraient dû. Parce que ce soir-là, la télévision est devenu un miroir et les images, un nombril.
         Je pense que notre génération est la plus égocentrique qui soit. Celle qui, en termes freudiens, a instauré la suprématie du Moi (la personnalité) et du Ça (le vécu), sur le Surmoi (représentant tout ce que la société contient d'autorité). Les années de contestations, l'amour libre, les communes, pas la guerre, Woodstock, l'acide et les plus gros joints du monde en sont témoins. Les valeurs ont pris le champ et sont parties en fumée, vive la liberté, vive ma liberté.
         Si un seul disque peut symboliser avec superbe toute cette génération et l'esprit qui l'a animée, c'est "Déjà vu", du groupe Crosby, Stills, Nash and Young. Quatre musiciens: deux Britanniques, un Américain et un Canadien, pour la pensée internationale (c'est l'époque qui veut ça). Ils chantaient en harmonie (l'amitié); ils jouaient de la guitare sèche (le naturel, les racines), et composaient «Teach your children» (l'héritage, le rêve), «Woodstock» (la boucane), «Our house» (la famille, la nation). Pendant ce temps, signe des temps, Jimmy Page, le guitariste du groupe britannique Led Zeppelin, composait «Babe, I'm gonna leave you». Et nous, nous trippions comme des bêtes sur la musique et les paroles, tout heureux de participer à une si belle époque et à carburer au Moi.
         Tout s'y prêtait. Les médias étaient remplis de cette nouvelle énergie et renvoyaient à hauts cris tous les hauts faits de la jeunesse contestataire en provenance de chez nous et des États-Unis. Et à force de tout contester, c'est un Moi gonflé à bloc qui a fait que la famille, elle aussi, a foutu le camp. Familles monoparentales, recomposées, rapiécées, blessées, la conquête du Moi a laissé ses cicatrices 30 ans plus tard. Au détriment du Nous.
         Le problème, c'est que plusieurs couples ne sont plus des couples, mais deux moi, avec chacun son lot de doléances. Deux carrières, deux opinions et une philosophie de granoles: laissez être et laissez vivre, chacun pour soi. C'est le discours que bien des parents ont imposé à leurs enfants décomposés. Alors que les enfants, eux, posaient la question inverse: «C'est quand que papa (ou maman) va revenir à la maison? C'est quand qu'il va finir mon cauchemar?»
         Les enfants éclatés issus de familles recomposées ont manqué durant leur enfance d'une sécurité familiale, ont été obligés d'obéir et de subir souvent «le chum de ma mère» ou «la blonde de mon père». Comment concilier alors le discours de ces enfants à celui des parents nostalgiques? Le problème de notre génération est d'être tellement centrée sur elle-même qu'elle en a oublié que la terre a continué de tourner. La vie n'a pas cessé de vivre. Au contraire, les jeunes n'ont cessé de crier leur appel à l'amour. Si les années 60 affirmaient «je t'aime», les années 90 doutent: c'est l'ère du «tu m'aimes-tu?». Mais chut! Ne criez pas trop fort, papa fume son joint. Génération perdue, qui devrait crier sa honte de ne plus savoir aimer.
         J'ai trois enfants. Une de 7 ans, un de 4 et une de 2. Sept ans, en première année, 4 ans et 2 ans vont à la même garderie. Le matin, du lundi au vendredi, c'est la course. Il faut se lever et lever, habiller, faire manger et, en hiver, passer 3 jambières, 3 chandails, 3 manteaux, 6 bottes, 6 mitaines, 3 tuques et 3 foulards. Perdez-en un seul et c'est la panique. Ensuite, départ en 4X4, pour aller mener tout ce beau monde à l'heure, déshabiller tout ce que j'ai écrit il y a deux lignes, ranger tout cet inventaire, et arriver au bureau vers 9h15.
         Passons les détails de la journée.
         À 16h30, ma femme m'appelle pour confirmer qu'elle va chercher les enfants pendant que je vais à la maison réchauffer le souper que nous avons cuisiné samedi, après avoir fait les «courses». En soirée, il faut faire les devoirs de 7 ans, brosser les dents, donner les bains, mettre les pyjamas, changer la couche, chanter en choeur «Au clair de la lune» et «Frère Jacques», et dormir. Sans oublier de donner les antibiotiques durant le Festival des otites et des amygdalites.
         La course prend fin vers 21h00. Il reste donc environ deux heures par jour pour jouer de la guitare, lire, téléphoner, faire des lavages, faire les lunchs, passer la souffleuse, sortir les vidanges, ranger la maison, écouter les nouvelles et Le Point. Dire qu'un paquet de familles se tape tout ce travail à court d'un conjoint.
         Évidemment, la course génère des tensions. Et aujourd'hui, j'en ai plein le cul. Non seulement la vie de famille est-elle exténuante, mais nous devons dorénavant rassurer nos enfants et leur démontrer que nous sommes normaux. Et que ce sont les autres, les 70%, la majorité, qui ne vivent pas normalement. C'est le monde à l'envers.
         Ce n'est pas normal que nos enfants passent dès l'âge de 10 mois, 10 heures par jour à la garderie. Ce n'est pas normal qu'ils passent ensuite deux mois dans un camp d'été parce que les parents sont trop occupés à travailler pour payer l'hypothèque. Ce n'est pas normal que les adolescents aient, en plus de la permanence des boutons, une clef pendue au cou. Cette clef sert à faire patienter les ados chez eux, de 15h à 18h, en attendant que le ou les parents essoufflés reviennent du travail. Ce n'est pas normal que les enfants d'aujourd'hui aient perdu leur enfance, qu'ils ne soient pas plus heureux que nous l'étions.
         Quand j'étais petit, je passais, avec mes 5 frères et soeurs, 4 mois par an à la maison. Nous avions le temps de relaxer, de nous tenir loin des structures formelles de l'école, et de vivre ce à quoi les enfants ont droit: leur enfance. Aujourd'hui, à 7 ans, en plus de la pression de l'école, ils doivent être bons durant leur camp de vacances, être disciplinés et performer. Ce n'est pas tout.
À 7 ans, les enfants ne se contentent plus de jouer à la marelle, à la couraille, aux quatre coins ou au ballon-chasseur. Ils s'amusent aussi à faire de la robotique. De nos jours, les logiciels ont envahi les jeux comme des virus. Et à 7 ans, ils savent souvent tous les mystères de la reproduction. Moi, à 7 ans, je devais être nono, je jouais avec mon imaginaire.
         J'accuse notre génération, celle des babyboomers, d'avoir démissionné devant ses responsabilités. J'accuse les femmes d'avoir confondu le marché du travail et la liberté. J'accuse les hommes de n'avoir rien compris aux revendications des femmes. J'accuse les hommes et les femmes d'avoir perdu la notion de couple et d'avoir raté la génération de leurs enfants. Les enfants malheureux sont le signe de parents ratés. Un couple, ce n'est pas deux nombrils. Un couple, c'est deux coeurs et deux têtes.
         Une famille se construit autour des enfants. Les enfants doivent être au centre des préoccupations des parents, au-dessus de toutes les autres, y compris des égos, si chèrement défendus par ma génération. Le bien-être de la famille transcende celui des individus. J'aurai l'air curé en disant que la famille exige un lot de sacrifices de la part des parents. C'est pourtant vrai. La famille, c'est moins de restaurants, moins de cinéma, moins d'argent, moins de liberté, bref, plus de privations. La famille, c'est aussi une gratification si intense que seuls les parents qui aiment leurs enfants peuvent comprendre. Et, chose étrange, s'occuper des enfants apporte une autre perspective aux problèmes, une dimension différente aux petites bibittes de l'âme et du moi de l'Homme. Avec des enfants, je n'ai pas le temps de m'apitoyer sur mon sort trop longtemps. Si les gens de ma génération avaient plus d'enfants, ils auraient moins de bibittes à panser.
         Mes enfants ne sont pas plus heureux que moi à leur âge. À deux salaires, nous gagnons plus d'argent que mes parents à notre âge. Nous vivons plus confortablement, mais pas mieux. Nous sommes en train de perdre le sens des valeurs. Les parents ne veulent plus avoir d'enfants parce que, entre autres, ça coûte trop cher. L'an dernier, les frais de garde nous ont coûté 15 000$. C'est plus encore que notre hypothèque. Tout ça parce que notre société a démissionné.
         Que sont les babyboomers devenus? Sont-ils si occupés à faire des coupures qu'ils n'ont pas le temps de voir quel temps il fait dehors? Ou bien sont-ils si coupés qu'ils passent leur temps à caler leur bière et à roter d'ennui? Pourquoi ne sont-ils pas dans les rues?
         Je ne comprends pas que les exigences économiques aient pris tant d'ampleur et aient grugé un tel territoire dans notre vie privée. Aujourd'hui, l'économie mène le monde; l'excuse première, l'arme suprême des pouvoirs économique et politique s'appelle la rationalisation. Et la passion? Depuis quand le Yin se prive-t-il du Yang?
         Nous devons nous concentrer sur notre qualité de vie, la questionner et trouver une réponse. Je refuse de rajouter encore de la pression et de vivre cette vie de fous pour.... pour...pourquoi déjà? Je ne sais pas. Mais je sais qu'en gardant contact avec mes petits, je suis dans la bonne direction. Je ne sais pas encore comment j'éviterai le problème, mais je refuserai aussi qu'ils deviennent des ados à clef.
Nous devons changer. Et les changements, nous ne les ferons pas seuls.
         Nous les ferons avec l'État.
         Dans peu de temps, les babyboomers arriveront à la direction de l'État. S'ils se souviennent le moindrement des principes qui ont guidé leurs belles années, ils seront en mesure de prendre des décisions éclairées.
         L'État doit faire de gros efforts sur la famille. Il doit reconnaître légalement et économiquement le travail du conjoint à la maison avec les enfants. Il permettrait ainsi de désengorger le marché du travail et de faire revivre le Nous. Il donnerait surtout l'occasion aux couples de reprendre leur souffle et de se retrouver. Et, espérons-le, de rendre nos enfants plus heureux. Nous passerions ainsi de la génération perdue à la génération retrouvée. Nous donnerions un sens nouveau à notre vie. Et une autre corde à notre guitare.
(Avril 1994)

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