Rahu a 35 ans. Assise de dos, elle reçoit un bol d’un
petit garçon.
Rahu porte une robe aux motifs colorés. Le haut du
corps est couvert d’un châle rosé, la tête aussi.
Le beau et jeune garçon a le même teint foncé que sa
mère, je le croirais pakistanais. Autour d’eux, plein d’objets ménagers du quotidien,
dans une pièce en désordre comme un chalet. Rien pour écrire à sa mère.
Un rayon de soleil traverse la photo sur la gauche.
J’ai vu le même dans une toile de Rembrandt, en 1632. Il n’y a qu’un soleil.
La photo fait partie d’une série de quatorze, parues
dans Le Devoir du 3 mars. Elles
traitent de la misère de la communauté Rohingyas, ces indésirables persécutés au Myanmar, indésirables du Bangladesh.
Le problème de cette photo de Renaud Philippe, c’est
qu’elle est belle.
Je vais voir la misère et j’en tire de belles photos.
Un rayon de lumière de Rembrandt dans une photo n’est
pas la misère.
Si je ne sais pas de qui il s’agit, je dirai que ce
sont des photos de la pauvreté, comme on en voit beaucoup.
Les textes de la journaliste Sarah R. Champagne parlent
de persécution, d’indésirables, de violence, de génocide, de nettoyage
ethnique, d’apartheid, de ségrégation, de déshumanisation, de crime contre
l’humanité.
Pourtant, les quatorze photos sont belles. Rahu n’a
pas l’air d’une persécutée. L’enfant devant elle n’a pas l’air d’être un survivant,
un de ses quatre enfants sur cinq.
L’enfant a l’air en santé, il a l’air propre.
Sous une autre photo, la légende dit que les
habitations de fortune s’entassent à perte de vue. Je les vois. Je vois aussi
ce petit garçon qui court en avant-plan, l’air heureux.
Il n’y a pas de hasard. Cette photo pourrait se
retrouver au concours international World Press photo, la plus importante exposition de photos au monde (merci Wiki).
Je photographie ta misère et je cours les concours.
En couverture, la photo pleine page montre une très
belle femme aux cheveux noirs, la tête dans un châle rose. Elle regarde vers sa
gauche, d’où arrive la lumière qui éclaire la larme sur sa joue.
Une belle photo d’une très belle femme triste. Je vois
la peine, je cherche la misère.
La misère se trouve dans les textes de Sarah R.
Champagne. Je lui ai déjà écrit tout le bien que je pense de son style.
Son nom au-dessus d’un texte est un bon synonyme.
Une image vaut aucun mot. Il faut des textes pour raconter
ce qui s’est passé avant.
Es-tu capable de faire une photo laide, Robin?
Mon ami Robin Simard, un photographe de grand talent,
n’a pas répondu, comme s’il n’avait jamais pensé à ça.
Robin s’est peut-être demandé s’il pouvait laisser du
laid à la postérité.
Ces photos ont été sélectionnées parmi beaucoup.
Les légumes chez Adonis ne sont jamais les plus
moches.
Ce n’est pas de l’hypocrisie. C’est de l’habitude et
un réflexe. C’est pire.
Cette année encore, je n’irai pas à l’exposition World
Press photo.
Un jour, à la télé, une dame a dit au journaliste
Simon Durivage la misère a le même visage partout.
Elle a aussi la même photo. C’est un cliché.
Luc, je ne sais pas s'il est possible de photographier la misère ou de l'écrire, sans doute. Mais, je crois que l'on photographie une détresse, un abandon, une souffrance, une solitude, un éclair d'espoir comme un rayon de soleil, une obscurité. La beauté de cette photo et la force de ce texte sont selon moi est dans le choix d'une des expressions de la misère, brute sans scénarisation (l'image en elle-même est déjà suffisamment narrative). Je ne sais pas s'il existe des laideurs belles, ce que je ressens ce sont des laideurs qui émeuvent, des laideurs qui terrifient ou qui salissent, des laideurs qui subliment par leur intensité, des laideurs qui indiffèrent ou qui agacent, des laideurs sans hypocrisie qui assument... Mais tout est dans l'oeil qui voit et lit. Ton texte est une laideur de grande beauté, parler de misère de cette façon c'est comme photographier à la Rembrandt. Merci Luc :)
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