Louis Karim n’est pas rentré. Il a 11 ans,
il est 19h et il est dehors. Depuis deux semaines, il joue au foot avec ses
nouveaux copains de la maison d’en face, celle où la corde à linge traverse la
galerie.
En arabe, Karim veut dire généreux. Ça
n’ajoute rien à mon histoire, c’est juste que j’ai toujours aimé ce prénom.
Comme dans Karim Waked. Karim Waked a la générosité de l’ouverture.
Les garçons parlent uniquement l’arabe et Louis
Karim, uniquement le français. Sortez le ballon rond et les trois parlent le foot
et sa grammaire. Et voilà Louis sur le balcon de la voisine, un biscuit dans le
bec.
La tantine chez qui je vis connaît la
voisine d’en face. Elle la saluera dans la rue, mais elles ne boiront pas le
thé ensemble. Elles sont de la même rue, pas du même pays. Une porte une robe
égyptienne et l’autre, une image de l’Occident. Le thé est plus froid que le
biscuit.
Pour connaître le Moyen-Orient, il faut voir
le marché public Khan Khalil, au Caire. Selon Wiki, c’est Khân al-Khalili. Mais
Wiki écrit l’arabe, il ne le parle pas. L’égyptien dit Khan Khalil, en raclant
la gorge sur le son ‘kh’.
Le Khan Khalil est comme le marché
Jean-Talon, en beaucoup plus grand et dix fois plus dense. Il y a à peine de
place pour respirer. Au lieu des fruits et légumes, il y a des tissus, du cuir,
des meubles, de l’artisanat, de la maroquinerie, des bijoux, des épices, de la
lumière, de la couleur, du monde, du monde et du monde. Ça ne ressemble pas
vraiment au marché Jean-Talon, finalement. Alibaba est le bon mot.
Sur un comptoir, il y a des bijoux en or. De
l’or jaune foncé, pas jaune pâle comme ici. Quelque chose m’échappe. Je suis sur
le bord de l’allée. Je n’ai qu’à prendre une poignée de bijoux et me pousser.
Je pose la question. Il est facile de voler un bijou, je ci, je ça, je par là
et voilà. Tu n’aurais pas le temps de courir 10 pieds que tu aurais les autres
marchands sur le dos.
Le Moyen-Orient est un réseau social. Sa
toile est invisible et tissée serré. Elle lie les membres de la communauté non
pas dans un commerce, mais une solidarité. Social pour société. Cette toile
s’appelle respect, valeurs et frères. Une fois que tu sais cela, tu ne vois pas
l’égyptien du même œil.
Louis Karim n’est pas dans la rue ni sur le
balcon. Peut-être au café à l’arrière. Ce café est bien situé, à l’angle de trois
rues qui se rencontrent pour en devenir deux. La terrasse du café est sur la
pointe.
Il n’y a que des hommes, des tables, des
chaises, et des shishas ou gheylan ou arguileh ou houka bref, ces pipes à eau
appelées narguilé (merci Wiki). On ne commande pas un espresso, mais un café
turc (torki akhwa), servi dans une kanaka.
La kanaka est une jolie petite casserole en
cuivre. Elle a la forme de l’humilité. Pour préparer, vous vous faites petit
devant elle, vous courbez légèrement le dos, et restez concentré, le temps que
ça chauffe. Au Liban, on l’appelle rakwa, et en Turquie, cezve (merci Wiki). Tous
ces mots pour le boire de la même façon.
À l’intérieur du café, un écran géant
diffuse un match de foot. Au premier rang, Louis et ses deux copains en ont
plein les yeux. Il fait sombre, la lumière de l’écran entoure les enfants dans
un halo. L’image du bonheur. Derrière et autour d’eux, une quarantaine d’hommes
dans la pénombre. Mon fils n’a probablement jamais été autant en sécurité. Cette
image est plus belle qu’une pyramide.
Il n’y a pas de religion ici, ni
d’étrangers. Mon fils est leur fils. Un voleur d’enfant n’aurait pas fait cinq
pieds.
À une époque chez nous, le filet social s’appelait
corvée. Les gens du village se mobilisaient pour reconstruire la grange ou la
maison qui avait passé au feu. On ne se posait même pas la question, c’est la
force de l’invisible. Nous sommes présentement en train de faire une corvée à
Québec et ailleurs. Il reste à choisir le café.
Lorsque Louis Karim a quitté ses amis, ils
ne se sont pas dits un mot. Ils pleuraient.
Luc, le Khan Khalil m'a fait penser au Marché Mokolo à Yaoundé (Cameroun). Presque identique. Socialement. Humainement. C'est aussi ces "vendeurs à la sauvette" des rues de Douala, ces marchés informels et très populaires où les "Buy-and-Sellam" sont à la fois des redoutables commerçantes mais aussi, surtout, l'expression de la femme indépendante, battante, et socle familial.
RépondreSupprimerLe Café turc, ce sont les "snack-bars" d'Elig Edzoa, de Accacias ou de Essos. Le foot comme lien social, fraternel gommant les riches, les pauvres, les enfants, les adultes, les anglophones, les francophones, et les plus de 250 ethnies et leurs identités linguistiques, culturelles. Un réseau social où l'on ne réseaute pas, où il n'y a pas de "Like", mais beaucoup de partage. C'est le Café turc, Louis Karim et les autres.
Ludewic, ton frère Africain.