dimanche 2 février 2014

9 février 1964


Le 9 février 1964, je faisais partie des 73 millions de téléspectateurs branchés au Ed Sullivan show, pour voir le débarquement des Beatles en Amérique. Je n’étais pas gros, j’avais neuf ans. Dans la salle de jeux, où trônait la télé noir et blanc, il y avait mes parents, mes deux aînés, Gilles et Michelle, et Paul, le plus vieux de mes deux cadets. L’année suivante, j’aurais une cadette de plus. Il y avait aussi ma tante Hélène, célibataire.

J’ai toujours aimé ma tante Hélène. Elle nous contait des histoires avant le dodo, elle nous bordait, elle nous disait la vérité. Elle a passé sa vie en secrétaire, toujours avec la même patronne. Sa job était peut-être sa patronne. Elle a aussi passé sa vie dans ses mots croisés du quotidien The Gazette.

Tante Hélène ne faisait pas beaucoup de bruit. Elle a déjà été assise tout un été dans la cuisine au chalet, dans la chaise berçante, à regarder devant elle. Il est difficile de savoir ce que voit une tante qui regarde devant elle. Il se peut que tout ce qu’elle voit soit en dedans d’elle. Il se peut qu’elle n’ait regardé que les fenêtres de la cuisine. Si elle regardait plus loin, elle voyait la rivière Rouge couler en bas du coteau. Il me semble que l’été passe plus vite à regarder une rivière qu’une fenêtre. Plus tard, maman m’a dit que sa soeur avait été 10 ans en dépression. Ça fait beaucoup d’eau.

Chaque fois que nous partions en famille, tante Hélène venait avec nous. Embarques-tu, Hélène?, disait mon père. Pour le nord, la Floride, le restaurant, la Belgique, la Hollande, la France, l’Angleterre, l’Écosse, l’Irlande, la Gaspésie, Hélène embarquait. Elle nous a vus grandir, nous l’avons vue rapetisser. Un jour, une de ses cordes vocales a paralysé, ce qui lui a valu une voix plus rauque. Beaucoup plus tard, mon frère Gilles est allé débrancher son poêle sans le lui dire. Elle avait pris l’habitude de placer dans le congélateur ses commandes de St-Hubert, la démence. Ma mère craignait qu’elle ne mette le feu à la cabane avec ses ronds de poêle. Tante Hélène ne s’en est jamais aperçu. Elle a vécu sa vie tellement seule qu’elle est morte célibataire. Elle m’a laissé en héritage les lettres de voyages que je lui ai envoyées.

Les Beatles ont débarqué à New York, 80 jours après l’assassinat du président Kennedy. Je ne le savais pas encore, mais ma génération débarquait de cet avion. Ma soeur Michelle, de quatre ans mon aînée, était de la génération des boîtes à chansons, Félix, Brel, Brassens, les Cailloux, Ferland. Ma génération irait chercher ses héros dans l’invasion britannique.

Les Beatles avaient conquis l’Amérique par les salons, où tournaient les vinyles, les 33 tours et les 45 tours. Nous n’écoutions pas la radio AM. Ma mère écoutait Radio-Canada, mon frère Gilles et moi étions branchés sur CKGM-FM, la future CHOM. Ce soir-là, pour mes parents et ma tante, ça se passait à la télé.

À neuf ans, l’événement est fabriqué par les autres. Je me souviens vaguement de la prestation des Beatles. Mon événement à moi, ça a été les réactions de mes parents, curieux et amusés. Et ma tante Hélène, un peu scandalisée par la longueur des cheveux des garçons dans le vent. Pourtant, le design des Beatles de cette époque était propret. Il avait été créé par la photographe allemande Astrid Kirchherr, initiatrice de la coupe Beatles.

Ce 9 février 1964, les principaux éclats de voix dont je me souvienne ne provenaient pas de la télé. Mais j’y étais.





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