vendredi 15 mars 2013

Le nouveau visage du français





Causerie de La Jonction, L’état de la langue française au Québec en 2013
Café-bar La Brunante
Université de Montréal
15 mars 2013



À Lorraine Camerlain et Robert Maltais, merci pour l’invitation.

Au moment de réfléchir à cette présentation sur L’état de la langue française au Québec en 2013, j’ai reçu la visite de toutes sortes d’idées. Parler du français, oui, mais par quel bout commencer ? Après tout, le français n’est pas seulement ma langue maternelle, il est l’air que je respire. Et parler de la qualité de l’air au Québec n’est jamais aisé, selon que l’on soit à Montréal ou dans la forêt boréale. Je peux m’accommoder du smog de Montréal. Et l’air de la forêt boréale peut devenir irrespirable pour l’orignal, dont l’habitat est menacé par les coupes à blanc. Tout est relatif. Pour faire une histoire courte, je ne suis pas inquiet des mots du français. Le défi de ma langue réside dans le potentiel des idées que chacun de nous peut en tirer, dans le legs que nous voudrons laisser.

Mon père n’était pas très instruit, mais il était passablement brillant. Il a terminé une onzième année et n’a pu pousser plus avant ses études. C’était l’effet de ce qu’il appelait la pauvreté maudite. Cela ne l’a pas empêché de devenir un entrepreneur redoutable. Papa n’avait peur de rien. Il n’y avait aucune porte qu’il ne puisse défoncer. Chez nous, le français n’a jamais été une langue née pour un petit pain. Il n’a jamais été non plus la langue des porteurs d’eau. Chez nous, le français servait à foncer et à construire. Papa disait parfois qu’il pourrait bâtir des cathédrales. Il a insisté pour payer mes études de bac et de maîtrise. Il m’a dit : tu vas aller là où je ne suis pas allé. Pour la première fois dans l’histoire de ma famille, le français entrait à l’université. Ce faisant, il m’a légué le goût de bâtir. Je vais essayer de dresser le portrait d’une cathédrale, le nouveau visage du français.

Paul
J’ai rencontré le plus fabuleux de mes professeurs au cegep du Collège Français, à Montréal. Pour enseigner la psychologie, Paul Campana parlait philosophie, karaté, musique, mathématiques ou astronomie. Ses cours étaient des récits ininterrompus de matières et de connaissances. Ils me semblaient universels, j’étais vissé à ma chaise, directement branché sur l’univers. La meilleure façon de faire grandir nos passions, c’est de rencontrer celles des autres. La psychologie de Paul Campana, c’était un français de mosaïques.

Domingo
Domingo travaille dans une usine de transformation de poulets, quelque part dans l’est de Montréal. Quand le poulet arrive à l’usine, il est déjà transformé. Il est vidé, n’a ni plumes ni tête. Lorsqu’il sortira de l’usine, ce sera en pièces détachées.
Voici deux statistiques : Domingo attache 4000 poulets par jour et il faut huit secondes pour couper un poulet en morceaux. Cela donne une idée de la cadence et de l’air ambiant dans cette usine. Au travail, Domingo est entouré de grecs, d’Haïtiens, de latinos et de Los tabarnacos bien de chez nous.

Le samedi, Domingo suit des cours de français au cegep Maisonneuve. Je lui ai enseigné, entre autres, le joual, en prenant pour exemple la pièce Les belles-soeurs, de Michel Tremblay. J’ai dit à Domingo, je ne te demande pas de parler joual. Je veux que tu reconnaisses les personnages de cette langue, les moé, les toé, les chu, le féminin « À » et le masculin « Y » : à s’en va, y arrive. Ceux-là même que tu côtoies à l’usine. Puis, j’ai dit cette phrase de Tremblay: Toute ta tabarnac de vie à faire la même tabarnac d’affaire, en arrière de la même tabarnac de machine ! Domingo et ses collègues se sont regardés et se sont dit: c’est nous. Domingo parle un français de combat.

Michel Tremblay raconte que le joual a été inventé par des femmes du quartier Hochelaga-Maisonneuve. Elles refusaient de laisser entrer à la maison l’anglais que leurs maris rapportaient du travail. À cette époque, l’anglais était la langue de travail au Québec. Ces femmes ont créé une langue avec les moyens dont elles disposaient. Dans leur univers fermé, l’instruction et la culture ne faisaient pas partie du vocabulaire.

Au Québec, le joual a été une langue de la résistance. Avec Tremblay, le joual a été une langue de la révolution, le français de l’est de Montréal dans sa réalité la plus crue. Une langue très précise et très efficace. En 68, Germaine Lauzon a invité ses belles-soeurs à coller des timbres Gold Star dans sa cuisine. Aujourd’hui, Les Belles-soeurs font le tour du monde, ambassadrices du français et du génie du Québec. Le français de Tremblay est universel.

Madame Hernandez, Sylvie et Michal
Le mardi soir, dans un cours de rédaction, madame Hernandez écrit, j’habite à Montréal il y a quatre ans. De son côté, Sylvie prépare le lunch à son fils. Et Michal, d’origine polonaise, écrit c’est vers l’heure de 9 h que je travaille. Certains diront : voilà du français mal écrit. Je dirais plutôt : voilà un français en évolution. Ces gens se sont inscrits à un cours pour devenir meilleurs. Mon rôle consiste à leur enseigner comment aller mieux. Dans tous les cas, si les mots ou la structure ne sont pas parfaits, pour le moment, la communication passe.

Le mercredi soir, j’enseigne Rédaction et Communications publiques au Certificat de rédaction de la Faculté d’éducation permanente. Pour bien faire comprendre le processus de rédaction, je dis à mes étudiants que je noterai la troisième version de chaque travail. Les deux premières serviront de balises à la troisième. L’idée veut qu’un texte publié ne soit jamais celui de la première version, mais le résultat de plusieurs. Quand Félix Leclerc a publié Pieds nus dans l’aube, il en était à sa 17ème version. Qu’il soit écrit ou parlé, le français est un long processus de travail, d’amélioration et de ténacité. Je propose aux étudiants de vivre ce processus.

À la session d’automne 2012, je retourne à Dominique la deuxième version de son travail. Ce texte est certainement le meilleur que j’aie lu dans mes cours depuis deux ans. Dominique tombe en bas de sa chaise. Pour moi, dit-elle, ce cours était celui de la dernière chance. Si certaines personnes n’ont aucune idée de la pauvreté de leur langue, d’autres ignorent totalement leur talent.

Il y a des gens pour qui la qualité du français est une question d’efforts. Ils sont étudiants, ils écrivent des chansons ou des films, des séries de télé, ils sont parfois humoristes, pas toujours drôles, ils peignent des toiles, font de la pub, impriment des journaux ou dirigent des entreprises. Leur volonté de bien faire est délibérée. Par contre, je ne connais pas de gens qui négligent le français en le faisant exprès. Leur négligence relève de l’ignorance ou de la paresse, c’est pire. Le Québec n’a pas été bâti par des paresseux. Il en va de même pour notre langue.

Aujourd’hui, le visage du français au Québec a la peau noire, blanche ou les yeux bridés. Il parle parfois avec un fort accent, avec des relents asiatiques ou latins, d’Afrique et d’Europe de l’est. Il est parfois laborieux, certaines structures sont cahotiques. Il peut confondre les « b » et les « v ». Il ne se comprend pas toujours bien, mais il avance.

Domingo baigne de plus en plus dans la culture française. Dans nos cours de français, je lui montre des documents de Radio-Canada, la Révolution tranquille, la nationalisation de l’électricité, l’émission Les Parent ou des textes de Félix ou de Claude Léveillé. Nous goûtons de la cuisine mexicaine en français. À la maison, son fils et sa fille parlent le même français que vous et moi. Ce sont eux qui enseignent à leurs parents l’intégration à une société francophone. Chez Domingo, le français est passé progressivement de la rue au salon.

Domingo et ses collègues ne veulent pas parler joual. Ils veulent le reconnaître, comme un accent faisant partie de leur nouveau patrimoine. Maintenant, madame Hernandez dit : j’habite à Montréal depuis quatre ans. Sylvie prépare le lunch de son fils et Michal commence le travail à 9h. Bon an, mal an, j’ai la chance de sensibiliser et d’aider des centaines de personnes à la qualité de la langue. Il m’arrive même de dire à mes étudiants immigrants que leur français est mieux parlé ou mieux écrit que celui de bien de leurs compatriotes québécois.

Demain, les enfants de madame Hernandez et de Michal parleront le français avec l’accent québécois. Ils auront la peau noire ou les yeux bridés. Ils se feront traiter d’étrangers. Dès qu’ils ouvriront la bouche, leur accent québécois leur servira de passeport. Il y a fort à parier que leurs enfants prendront la relève. Ils adopteront non seulement les bonnes structures, mais ils assimileront entièrement l’accent et la culture. Ils enverront des sms en français télégraphique, ils enverront des twits de 140 caractères maximum, ils écriront des livres, réaliseront de grands films, parleront de sociologie, de philosophie et d’astronomie. Ils exprimeront le français du Québec aussi bien et aussi mal que vous et moi.

Jean-Pierre
Jean-Pierre Denis a passé plusieurs années à voyager à travers le monde. Il a fait plusieurs fois le tour de la planète. Il a même fumé un joint sur la tête des deux Boudha géants, à l’époque où l’Afghanistan n’était pas dangereuse, bien avant que les talibans ne les détruisent avec des missiles. Depuis plus de 40 ans, Jean-Pierre a fait un seul et long voyage. Ce n’était pas le Népal ou l’Inde, le Ceylan ou Singapour. C’était de mesurer la perspective du Québec, de voir de loin son évolution et de se voir lui-même évoluer. À chaque retour, Jean-Pierre ajoutait des souvenirs à son français. Chaque fois, la qualité de la langue française s’améliorait un peu. Le français de Jean-Pierre est celui des citoyens du monde.

Nous sommes tous locataires du français. Sa qualité est le résultat d’une longue conversation entre les générations. Son voyage est millénaire, son espérance de vie est beaucoup plus longue que celle de chacun d’entre nous. Nous avons la responsabilité d’en prendre soin et de le passer au suivant. Je souhaite à mes enfants de s’instruire, de voyager, de lire, d’écouter et de ne jamais être paresseux. La qualité de notre langue dépend de notre curiosité. Bobino, la Boîte à surprises, Sol et Gobelet, le Capitaine Bonhomme ont fait du bien à mon français. Ils ont meublé mon imaginaire. Orson Welles, Chaplin, Hitchcock, Spielberg, font du bien à mon français. Ils m’ont montré à raconter des histoires.

Charles
Les documentaires de la BBC font du bien à mon français. Présentés par le journaliste Charles Tisseyre à l'émission Découverte, à Radio-Canada, ils enrichissent ma langue par leur nouvelle façon de comprendre le monde. Pourtant, Charles Tisseyre est dyslexique. Pour lui, le rapport à la langue est trouble. Et c’est lui qui, depuis des années, organise avec une clarté déconcertante, les mots français articulant de nouvelles visions du monde. Ainsi, le thème d’un documentaire récent: comment les plantes ont colonisé la Terre. Je n’avais jamais entendu ces mots dans cet ordre. En sept mots, Charles Tisseyre me permet d'appréhender l'importance de la botanique dans le développement de l'humanité. Exemple: depuis leur apparition, il y a 140 millions d'années, les fleurs ont transformé notre planète. Elles ont fini par dominer le règne animal, et sculpté la Terre elle-même. Et surtout, les fleurs ont encouragé l'évolution des animaux, celle des primates surtout, et notre évolution. Le français de Charles Tisseyre est celui du petit garçon qui marche sur la lune.

Jean, Antoine, Henri
La première fois que le français a eu un tel impact dans ma vie, c'était avant que je ne maîtrise le subjonctif. Dans Les histoires de l'Oncle Paul, du journal Spirou, des aviateurs allaient créer l'Aéropostale, un service aérien reliant la France et le Sénégal, en passant par l’Espagne et le Maroc. Les pilotes s'appelaient Jean Mermoz, Antoine de St-Exupéry, Henri Guillaumet. L’Aéropostale ouvrait une nouvelle route du français. Le pilote et le mécano survolaient le Sahara, en espérant éviter la panne et des rencontres malheureuses avec des Touareg. Après l'Afrique du nord, ces avions ont emporté le français à la conquête des Andes, en Amérique du sud, peupler l'imaginaire de jeunes francophones. Il y a eu l'Aéropostale, il y a aussi eu Bombardier, Félix, la Révolution tranquille, Richard Desjardins, Justine Lacoste-Beaubien, Octobre 70, Gaston Miron, les référendums, Pierre Nadeau, Fred Pellerin, BCP, Cossette, Sid Lee, Céline Dion, René Angelil, le Cirque du Soleil, Moment Factory, SNC Lavalin, Denys Arcand, Lévesque, Drapeau et Trudeau, le Printemps érable. Par leurs mots et leurs projets, ils ont fait du bien à mon français. Par leur capacité de création, les modèles ou les conflits qu'ils présentent, les voies qu'ils ouvrent, ils bâtissent des cathédrales. Ils permettent à mon identité d’appréhender le monde dans de fantastiques voyages. La qualité de notre langue réside dans notre capacité de curiosité et dans notre talent à l'alimenter de nouvelles histoires et de découvertes. Elle se résume à quelques milliers de mots dans un dictionnaire, mais à une quantité exponentielle d'idées. À l’origine de ce voyage, il y a un mot: imaginer.

1 commentaire:

  1. Salut Luc,

    Je viens de lire ton texte tout en écoutant Florent Vollant, un beau duo soit dit en passant

    Bref, je n'ai que deux mots à te dire suite à cette lecture:

    Wow!
    Merci!

    RépondreSupprimer