La conspiration des Bataves est un tableau de Rembrandt peint en 1662. Douze personnes autour
d’une table. Je pense à La Cène mais ce n’est pas ça. En l’an 69, des mains et
des épées convergent vers le centre de la table, pour prêter serment de
fidélité à Julius Civilis, chef des Bataves, vétéran de l’armée romaine. Le
groupe prépare une rébellion contre Rome. Je ne regarde pas les personnages,
mais la lumière sur la table. La table éclaire la scène.
Pour certains peintres, comme Bruegel et Le Greco, la lumière joue
un rôle de figurante. Elle éclaire les scènes, vedettes du tableau. Pour
d’autres, elle est un personnage. Un peu Titien, beaucoup Poussin, énormément Vermeer.
Pour Rembrandt, la lumière est le personnage principal. Il place la
lumière et ensuite, les personnages. Avance un peu, tasse-toi un peu à droite,
l’autre droite, encore un peu, voilà. Rembrandt peint la lumière et, by the
way, il s’y passe quelque chose.
J’imagine mal que la lumière provienne d’un rayon de soleil par la
fenêtre, en droite ligne sur la table. Ce n’est pas non plus une intervention
divine, ce tableau est historique et laïque. Ce peut être une chandelle posée
au milieu sur la longueur de la table, mais une chandelle ne peut éclairer une
table pour douze. Dernier essai, il s’agit d’une licence prise par Rembrandt,
il a donné le rôle principal à la table.
Cette lumière est celle du génie.
Le génie attire mon attention, en même temps qu’il m’agace. Je ne sais pas
comment on fait pour créer une telle lumière avec un pinceau. Je ne sais pas
d’où un cerveau part pour arriver à un tel état de grâce. Rembrandt doit avoir
de belles fenêtres.
Le génie, ce sont les ondes gravitationnelles d'Einstein, publiées en 1916
et démontrées en 2016. C'est la violence de Guernica,
de Picasso. C’est Richard Desjardins, je suis l'océan qui veut toucher ton
pied. Je ne me lasse pas de voir l’océan et je ne me
lasse pas de masser ton pied. Je ne me lasse pas de ce qui est beau, je ne me
lasse pas de la lumière.
Le sémiologue français Roland Barthes écrivait qu’on ne peut exprimer
plus fortement la fascination que par les mots je suis fasciné. J’ai un doute. La
meilleure façon de comprendre la fascination, c’est de ne rien dire. C’est
comme l’amour. Il n’a pas à se dire, il se fait. Pour travestir la terminologie
de Barthes, l’émotion est le degré zéro de la communication. Rembrandt ne nomme
pas la fascination, il la peint.
Je me tiens devant la toile à peu près à la même distance que
Rembrandt lorsqu’il l’a peinte. Le livre d’Einstein est à peu près à la même
distance de mes yeux qu’il l’était des siens à l’écriture. Le génie se situe
donc quelque part entre nous et le papier. Le peintre injecte le génie dans son
bras, la main laisse sa trace sur la toile et revient vers le regard du
spectateur. L’interface du génie est la fascination.
En peignant la table, Rembrandt éclaire Julius
Civilis, mais c'est moi qu'il dérange. Il veut me montrer
quelque chose et je ne peux lui répondre. La fascination est un résultat, pas
une réponse.
Sur ses estampes, Rembrandt procède par des entrelacements de
hachures. La phrase n’est pas de moi, mais d’un monsieur narrateur d’une vidéo
promotionnelle pour l’exposition Rembrandt,
La lumière de l’ombre, à Paris, en 2007.
À force de tracer de minuscules entrelacements de hachures,
Rembrandt fait ressortir de la lumière en créant plus ou moins d’ombre. Il y a
sur la toile une multitude de petits traits fins entrelacés comme un tissu,
comme si chacun retenait un peu de lumière pour la diriger ailleurs.
Tout se passe comme si la lumière n’était pas peinte, mais suggérée.
La lumière existe à la condition que je la masque. En tournant lentement le
contrôle du rhéostat, Rembrandt décide si la lumière émane d’une fenêtre ou
d’un corps. Si tous les peintres avaient travaillé leur lumière comme lui, il y
aurait peut-être moins de photographes.
Selon le physicien Albert Einstein, rien ne voyage plus vite que la
lumière, 300 000 kilomètres à la seconde. J’ai un doute. Celle de Rembrandt
traverse 354 ans en temps réel.
La prochaine lumière s’appelle Agatha
Bas.
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