jeudi 30 septembre 2021

Portraits

 

Au bas de la photo noir et blanc, Gratien Gélinas regarde vers le haut. Ses mains croisées sur le front forment un panache.


Au-dessus de sa tête, sept mains flottent sur un fond noir, comme dans un ciel. Chacune cherche sa direction.


La photo de Yousuf Karsh date de 1945. Le site karsh.org présente Gratien Gélinas comme le fondateur du théâtre moderne du pays. Si on se fie au drapeau, avec son Union Jack, en haut à gauche, le pays doit être anglais.


La première fois que j’ai vu des mains flotter, c’était sur les parois de la grotte Chauvet, en France (merci Wiki). Des mains dites « négatives » de l’art pariétal.


Vous posez la main sur la roche. Vous saupoudrez des pigments et retirez la main. Le dessin est créé par l’absence de pigments. Deviner, c’est l’art de la séduction.


Depuis 35 000 ans, elles disent allo.


C’est la technique du pochoir, rendue célèbre par l’artiste de rue Banksy. Girl with balloon.


Le Street Art est l’art pariétal contemporain.


Le plus ancien exemple d’art pariétal découvert au Tibet, titre radio-canada.ca. Cinq mains et cinq pieds d’enfants de 7 à 12 ans, en pochoir, il y a 225 000 ans.


Ces pieds et ces mains ont fait des petits en France (Chauvet), en Argentine (la grotte des mains), à Bornéo, Asie du Sud-Est.


Toutes aussi sexy les unes que les autres.


Le photographe Yusuf Karsh n’a pas connu les mains de la grotte. M. Chauvet l’a découverte en 1994.


Il y a une vingtaine d’années, je suis invité à un méchoui chez mon ami Bory Seyni, à Niamey, au Niger. Il distribue la viande aux invités avec ses mains.


Il me présente un ami poète dont j’ai oublié le nom. Le Gilles Vigneault du Niger, dit-il.


L’ami va réciter un poème. Je l’accompagne à la guitare. Comme je ne parle pas le Haoussa, je suis le rythme des mots. Quand les hommes vivront d’amour est universel.


À la fin de la soirée, Bory m’invite à visiter sa maison. Sur la terrasse, il montre un endroit où est installé un lit, devant l’entrée.


Il pointe le ciel rempli d’étoiles.


C’est la dernière chose que je vois avant de dormir, dit-il.


Le ciel compte plus d’étoiles que de nuit.


La Voie lactée est la grotte de Niamey.


Il n’y a pas de pays pauvre sur Terre.




mercredi 15 septembre 2021

Un mardi soir à St-Jovite

 

Un mardi soir d’été, à St-Jovite.


Il est 19 h. Sur la Rue-de-St-Jovite, une quarantaine de personnes attendent en file à l’entrée de la pizzeria Au Vieux four.


Le restaurant Antipasto, mon spot préféré, est fermé. Manque de main-d’oeuvre. Sa belle grande terrasse, ses chaises et parasols sont fermés et le vin rouge, bouché.


Le St-Hubert est plein pour la soirée.


Petits appels. Celui de Ste-Agathe aussi. Celui de Ste-Adèle aussi.


La Maison du spaghetti est fermée.


Le Steakhouse Le Grill Saint-Georges déborde de monde, jusque sur le trottoir.


Le Casse-Croûte St-Jovite est fermé. Pendant des décennies, ce resto aux couleurs rayées a débordé de monde à tous les étés. Nous allions jouer au mini putt à l’arrière, après nos journées de travail sur la ferme.


Au Petit Hameau, on fait la file pour une crème glacée.


J’ai faim. Si nous voulons souper avant de rentrer à Montréal, nous devons fuir.


Au moment où le Québec cherche à se retrouver dans des lieux publics, la main-d’oeuvre n’est pas au rendez-vous pour l’accueillir.


Est-elle à la retraite?

A-t-elle perdu le goût de travailler?

Est-elle trop peu nombreuse?


St-Jovite est depuis toujours la ville de services de Mont-Tremblant.


Tu fais du ski à Tremblant. Tu fais ton marché, tu achètes de l’alcool, de la graisse à moteur, tu bouffes à St-Jovite.


St-Jovite est aussi la ville de service de La Conception, où nous sommes installés.


Une boite de vis, un café à La petite Europe, un journal à La promenade, une « molle » au Petit hameau, une bière au Manoir, un hot dog au Mini putt, toutes les raisons étaient bonnes. Quatorze milles aller-retour de petits bonheurs.


Lorsque tu arrives du sud sur la Rue-de-St-Jovite, l’ancienne rue Ouimet, le regard domine la ville un instant. C’est la plus belle réception d’un village de toutes les Laurentides.


Tu descends la côte et entres dans la carte postale.


Je me paie ce coup d’oeil depuis 1959. Le beau est toujours beau.


Aujourd’hui, St-Jovite s’appelle Mont-Tremblant, fusion oblige. Cela ne s’appelle pas du progrès.


St-Jovite est la ville des pionniers. Tremblant, celle des étrangers.


En remontant la côte, nous sortons de la carte postale. Sur notre droite, le Toujours Mike’s peut accommoder deux personnes. Vous devrez attendre une heure après avoir commandé.


Nous passons de fuyards à réfugiés.


Il n’y a pas longtemps, on nous empêchait de sortir au resto, because le virus.


Aujourd’hui, on nous empêche d’entrer au resto, faute de main-d’oeuvre.


Elle est où, cette main-d’oeuvre?


Elle fait la file pour aller au resto.




mardi 7 septembre 2021

La grange ma voisine

 

Dans ma cour, il y a un érable. À droite, de l’autre côté de la haie, une grange.


Je suis son voisin depuis près de 40 ans.


À un peu plus de 100 ans, elle est mon ainée.


Cette grange est ma voisine préférée. Elle ne fait jamais de bruit.


Les murs de la grange sont couverts d’une tôle grise. La tôle du toit est presque noire.


Derrière une petite fenêtre à carreaux, il y a une ampoule. Je peux compter sur les doigts de la main le nombre de fois où je l’ai vue allumée.


On reconnait une grange par le son de la pluie sur son toit.


La tôle protège des éléments. Une grange sous la pluie rassure comme une cathédrale. Une couverte de laine dans un espace de solitude.


Dans la grange de mon enfance, la tôle gardait le foin au sec. Il y avait aussi des carrioles, parfois un tracteur. Il y a eu des poules et, plus tard, une discothèque.


Il n’y a pas de foin chez ma voisine. La seule fois où j’y suis allé, il y avait quelques meubles.


Papa disait que cette grange avait été un entrepôt de légumes. Dans les années 80, il y jouait parfois aux cartes avec monsieur Bélisle et monsieur Major.


Je ne sais pas qui était monsieur Bélisle. Probablement une connaissance d’une époque. Monsieur Major était le propriétaire de la grange et ancien commerçant de légumes.


Papa disait combien la ligne du toit était droite. Lorsqu’il observait une bâtisse, il débutait toujours par la ligne du toit.


C’est le signe d’une construction en bon état. Elle l’est toujours.


Maman nous disait de nous tenir droit.


L’ampoule était allumée, hier.


Le voisin déposait des vieilleries dans la grange, avant de déménager. Ma voisine est devenue une poubelle.


Le nouveau propriétaire va la raser. Il est question que le silence soit remplacé par des voisins.


Ma société a de la difficulté avec le silence.


L’espace est rempli de médias. Les écrans siphonnent les gens qui s’ennuient. Des voleurs d’imaginaire.


J’ai passé beaucoup de temps à écouter l’érable dans ma cour et le mur de la grange.


Vieillir, c’est collectionner les silences.


On ne voit pas ça à la télé.