jeudi 20 août 2020

Jacques

  

Salut Jacques,

 

Je te connais depuis 60 ans et c’est la première fois que tu me fais de la peine.

 

Souvent, quand je te demandais comment ça va à matin?, tu répondais ça va se passer.

 

Aujourd’hui, ça risque de prendre du temps avant de se passer.

 

Je t’ai connu, j’avais 5 ans et toi, 6. Ta mère en avait 41.

 

À 101 ans, elle fait ses adieux au troisième homme de la famille, après ton père et ton frère André. Leurs décès ont été les deux grandes peines de ta vie.

 

Je pense à ta mère aujourd’hui.

 

Je pense à Nicole, ta conjointe de toujours.

 

Nous avons grandi dans le même quartier à St-Laurent. Nous sommes allés à l’école Jean-Grou, au primaire et St-Germain, au secondaire.

 

En secondaire 3, tu étais en enrichi en maths et en français.

 

Je t’en voulais un peu. J’étais en enrichi en français et en pratique en maths.

 

Il y avait en haut, enrichi, au milieu, régulier et en dessous, pratique.

 

Tu avais le génie de la mécanique. Tu naviguais là-dedans comme dans un aquarium.

 

Nicole écrit dans ton CV que tu es allé à l’université Raymond Lalonde, ton père. Tu en as parlé souvent, ton père t’a tout appris, la menuiserie, la mécanique, le travail bien fait.

 

Tu m’as souvent demandé à quoi servaient les cours de maths.

 

Les mathématiques sont la mécanique des nombres.

 

Le français est la mécanique des mots.

 

La menuiserie est la mécanique du bois.

 

Tu pouvais démonter et remonter une BMW ou une Porsche sans problème.

 

Un jour, SNC Lavalin a eu un problème d’ingénierie de pipeline, en Hollande. Les ingénieurs européens ne trouvaient pas la solution. Ils t’ont envoyé avec une équipe. Deux semaines plus tard, le problème était réglé.

 

Pour toi, le génie n’était pas un diplôme, mais un cerveau.

 

Et pourtant, tu n’as jamais réussi à comprendre le fonctionnement de la cafetière chez vous.

 

Il était préférable que Nicole prépare le café. Tu pesais sur le piton et ça coulait.

 

Je vais conter une seule anecdote.

 

En 2009, après une vie très beaucoup arrosée, les médecins de Cité de la santé t’ont condamné à quelques jours à vivre. Cirrhose.

 

Quelques jours plus tard, tu vivais toujours.

 

Tu t’es retrouvé dans un CHSLD, où on t’a envoyé finir tes jours.

 

Dans un moment de lucidité, entre deux médicaments, tu as décidé avec Nicole que tu prendrais le contrôle de ta médication.

 

Tu as dit à la direction je vais m’en aller d’ici.

 

Ils ont dit personne n’est sorti d’ici en 12 ans.

 

Les infirmières t’aimaient, ta chambre ne ressemblait pas à un salon funéraire.

 

Je t’apportais des pizzas de Ville St-Laurent pizzeria.

 

Tu es sorti.

 

La médecine pense en fonction du grand nombre, pas de l’exception.

 

Tu t’es installé chez Nicole, à Ahuntsic, dans un lit d’hôpital.

 

Tu as pris le téléphone pour faire raser ta maison à Ste-Anne-des-Lacs. Une maison sombre, tout croche, à l’image de ce que tu étais quand tu l’as habitée.

 

Les pompiers volontaires ont mis le feu.

 

Tu as construit cette belle grande maison blanche au toit rouge pompier, avec un garage double, beaucoup d’espace, de la lumière, des camions, une pépine et des autos. Des moteurs.

 

Et Gypsy, votre berger allemand, comme The band of gypsys, de Jimi Hendrix.

 

Cette maison ressemble à mon ami Jacques. Tu y as vécu 8 ans.

 

Il y a eu quelques ambulances, des hospitalisations.

 

Il y a eu de la sobriété et beaucoup de travail.

 

Chaque fois que tu entrais à l’hôpital, tu en sortais.

 

Il t’est arrivé de débrancher tous les tuyaux et de rentrer chez toi.

 

Les médecins te condamnaient et tu ne mourais pas.

 

Je me disais crisse, yé pas tuable.

 

Quand tu as décidé de prendre le contrôle de ta médication, Nicole est allée au front. Elle a questionné les médecins, les a picossés, leur a demandé pourquoi. Elle leur a dit non.

 

Toutes ces années, elle a été là, sans jamais se plaindre. Toi non plus.

 

Je l’ai vue aller. Tu m’en as parlé.

 

Ta liberté, vous l’avez faite ensemble.

 

Je te propose de reprendre nos petits déjeuners chez toi, bagels, fromage à la crème et saumon fumé.

 

Tu fais couler le café.

 

Je fais griller les bagels. Nous nous assoyons à la petite table ronde.

 

Tu mets du fromage à la crème, de l’huile d’olive et des câpres sur ton bagel et moi, juste du fromage.

 

Et là, on va se conter quelques niaiseries.

 

Un ami ne meurt pas.

 

Depuis que tu es parti, Gypsy va s’étendre au pied de ton fauteuil, au salon.

 

Je vais reprendre la phrase que tu me disais toujours.

 

Salut mon chum.