Le 9 février 1964, je faisais partie
des 73 millions de téléspectateurs branchés au Ed Sullivan show, pour voir le débarquement des Beatles en
Amérique. Je n’étais pas gros, j’avais neuf ans. Dans la salle de jeux, où trônait
la télé noir et blanc, il y avait mes parents, mes deux aînés, Gilles et
Michelle, et Paul, le plus vieux de mes deux cadets. L’année suivante, j’aurais
une cadette de plus. Il y avait aussi ma tante Hélène, célibataire.
J’ai toujours aimé ma tante Hélène.
Elle nous contait des histoires avant le dodo, elle nous bordait, elle nous
disait la vérité. Elle a passé sa vie en secrétaire, toujours avec la même
patronne. Sa job était peut-être sa patronne. Elle a aussi passé sa vie dans
ses mots croisés du quotidien The Gazette.
Tante Hélène ne faisait pas beaucoup
de bruit. Elle a déjà été assise tout un été dans la cuisine au chalet, dans la
chaise berçante, à regarder devant elle. Il est difficile de savoir ce que voit
une tante qui regarde devant elle. Il se peut que tout ce qu’elle voit soit en
dedans d’elle. Il se peut qu’elle n’ait regardé que les fenêtres de la cuisine.
Si elle regardait plus loin, elle voyait la rivière Rouge couler en bas du
coteau. Il me semble que l’été passe plus vite à regarder une rivière qu’une
fenêtre. Plus tard, maman m’a dit que sa soeur avait été 10 ans en dépression.
Ça fait beaucoup d’eau.
Chaque fois que nous partions en
famille, tante Hélène venait avec nous. Embarques-tu,
Hélène?, disait mon père. Pour le nord, la Floride, le restaurant, la Belgique,
la Hollande, la France, l’Angleterre, l’Écosse, l’Irlande, la Gaspésie, Hélène
embarquait. Elle nous a vus grandir, nous l’avons vue rapetisser. Un jour, une
de ses cordes vocales a paralysé, ce qui lui a valu une voix plus rauque.
Beaucoup plus tard, mon frère Gilles est allé débrancher son poêle sans le lui
dire. Elle avait pris l’habitude de placer dans le congélateur ses commandes de
St-Hubert, la démence. Ma mère craignait qu’elle ne mette le feu à la cabane
avec ses ronds de poêle. Tante Hélène ne s’en est jamais aperçu. Elle a vécu sa vie
tellement seule qu’elle est morte célibataire. Elle m’a laissé en héritage les
lettres de voyages que je lui ai envoyées.
Les Beatles ont débarqué à New York, 80 jours après l’assassinat du président Kennedy. Je ne le savais pas encore,
mais ma génération débarquait de cet avion. Ma soeur Michelle, de quatre ans
mon aînée, était de la génération des boîtes à chansons, Félix, Brel, Brassens,
les Cailloux, Ferland. Ma génération irait chercher ses héros dans l’invasion
britannique.
Les Beatles avaient conquis
l’Amérique par les salons, où tournaient les vinyles, les 33 tours et les 45 tours.
Nous n’écoutions pas la radio AM. Ma mère écoutait Radio-Canada, mon frère
Gilles et moi étions branchés sur CKGM-FM, la future CHOM. Ce soir-là, pour mes
parents et ma tante, ça se passait à la télé.
À neuf ans, l’événement est fabriqué
par les autres. Je me souviens vaguement de la prestation des Beatles. Mon
événement à moi, ça a été les réactions de mes parents, curieux et amusés. Et
ma tante Hélène, un peu scandalisée par la longueur des cheveux des garçons dans le vent. Pourtant, le design des Beatles de cette époque était
propret. Il avait été créé par la photographe allemande Astrid Kirchherr, initiatrice de la coupe Beatles.
Ce 9 février 1964, les principaux éclats
de voix dont je me souvienne ne provenaient pas de la télé. Mais j’y étais.
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